Mon titre original était écrit au féminin, en hommage à celui d’un film XXX dans un sketch de François Pérusse, mais j’ai fait une petite concession pour ne choquer personne. Vous aurez compris qu’il réfère aux «suceurs de roue», ces cyclistes qui s’invitent dans la roue des autres sans leur rendre la pareille.
«Débarque de ma roue!» crie ma fille Léa à son frère dès qu’il fait mine de s’installer dans son sillage. « En quoi ça te dérange ? » répond-il, insulté, ajoutant que sa présence est loin d’être un handicap, qu’elle offre même un avantage aérodynamique. Ce qui n’est pas faux, à une échelle infinitésimale, la friction de la traînée étant partagée par deux cyclistes plutôt que d’incomber à un seul.
Tout comme Léa, un grand nombre de cyclistes sont affectés par la présence de parasites dans leur arrière-train. Pour un pro dans une échappée, le suceur de roue est une menace, car il aura les jambes plus fraîches au moment de passer à l’attaque. Chez les cyclistes du dimanche, peu concernés par les trophées ou les bourses, on pourrait penser que cette préoccupation n’existe pas. Bien au contraire. Ce n’est pas parce qu’on roule pour le plaisir qu’on n’est pas tenté de tirer avantage des lois de la physique. Pendant que certains optent pour la loi du moindre effort derrière, d’autres s’indignent devant. À preuve, cette question apparue sur un populaire groupe de discussion, dont je n’ai malheureusement pas noté l’auteur:
«Je fais du vélo de route comme entraînement pour la saison de ski de fond. Habituellement, mes sorties se font en solitaire, et régulièrement, je vois les suceux de pneu s’inviter dans ma roue sans mon accord et se sauver comme des voleurs sans remerciements ni salutations à la fin. Est-ce qu’une règle ou un code d’éthique existe dans la pratique du cyclisme lorsque certains cyclistes s’improvisent en petit Armstrong avec leur regard froid et leur mâchoire de guerrier? À ce compte, je préfère le vélo de montagne, car le résultat découle de ses propres efforts, et personne ne s’improvise petit champion.»
Pour répondre à cette question, référons-nous à l’article 14.2 du code d’éthique cycliste, qui stipule que la personne B roulant derrière la personne A doit rester prête en tout temps à prendre le relais. La personne A désireuse de céder le relais doit ralentir subrepticement et lever le coude gauche de 2 cm pour signifier à la personne B que c’est à son tour de passer à l’avant. Si B tarde à réagir, A est en droit de demander poliment à B si B songe éventuellement, dans un avenir plus ou moins rapproché, à tout hasard, lorsque les circonstances seront propices, etc., à participer un tant soit peu à l’effort collectif. En cas de non-réponse de B, A est en droit de se retourner, d’arracher ses écouteurs et de crier à pleins poumons: «COUDON, TAB@#*&! PASSES-TU EN AVANT OU BIEN JE TE METS MON POING S’A YEULE?»
Évidemment, le code d’éthique mentionné n’existe pas, «éthique» et «route» étant deux mots difficilement compatibles. Le phénomène est tout de même digne d’être approfondi du point de vue psychophysiologique, en se référant aux travaux du chercheur psychologue Hubert Montagner (drôle de nom, tout de même, pour un sujet qui touche la route). En observant de petits groupes d’enfants en garderie, Montagner a conclu qu’on pouvait associer les individus à six profils caractéristiques, allant du leader/dominant au dominé/isolé. Comme dans la basse-cour. Ou comme dans votre bureau, peut-être. Montagner note que, comme chez les chiens, la dominance est la concrétisation de la supériorité d’un animal sur un autre animal. «Le dominé reconnaîtra le dominant comme supérieur à lui, il passera donc après, il ne prendra aucune initiative.»
Le chercheur ajoute que la position de chacun est marquée par des signes de reconnaissance. Chez les vaches, la posture de la tête (levée ou inclinée) indique le rang de l’animal. Le chimpanzé subordonné courbe la tête et baisse les yeux face au dominant. Le chien soumis s’accroupit, rentre la queue et évacue de l’urine. Chez les cyclistes, c’est à peine différent : le cycliste dominé se recroqueville sur son guidon pour se faire tout petit et espère passer inaperçu. Cette position provoque une surdité et un aveuglement partiels temporaires, et se traduit verbalement par des excuses du genre «Je n’ai pas bien digéré mes Vector » ou « J’essayais de voir quelle est la marque de ton pneu».
Sur un vélo, on serait porté à croire que c’est la force de chacun qui dicte la hiérarchie de la domination, mais lorsqu’on place des cobayes en file indienne, la corrélation forme physique/domination ne tient pas. Les racines du mal sont beaucoup plus profondes. Selon Sigmund Freud, la soumission serait liée à une dépendance affective et mettrait en jeu toute une panoplie de sentiments alliant culpabilité, amour, peur, et renvoyant à des pulsions profondes et obscures. Se soumettre équivaut à se placer sous la coupe d’un protecteur, à chercher un réconfort vis-à-vis de l’insécurité.
En d’autres termes, ne voyez pas comme une offense le fait qu’une personne suce votre roue sans vous offrir la sienne. Voyez-le plutôt comme la reconnaissance de votre trop grande supériorité. Inversement, soyez conscient qu’en vous attardant trop longtemps derrière un camarade, vous confirmez inexorablement votre statut de dominé.
Quoi que vous fassiez, de grâce, soyez prudent. Je me rappelle la fois où j’avais convaincu ma blonde de sucer ma roue (rien de plus !) face à un vent déchaîné, à l’île d’Orléans. Tout allait bien jusqu’à ce que je me relève en arrêtant de pédaler pour lui dire: «Regarde la belle maison!» Nos roues se sont touchées, et Isabelle a pris une solide débarque. «Oups! Désolé, chérie.» J’ai par la suite adapté mon comportement, et notre synchronisation est maintenant vraiment au point. Isabelle y trouve son compte en pouvant rouler à ma vitesse. Moi, ça me permet d’afficher mon statut de mâle alpha et d’assouvir à ma façon mon insatiable fantasme.