En réponse à la chronique Lettre aux desperados du vélo, de François Cardinal.
Il fut un temps, pas si lointain, où la désobéissance au code de la route relevait de l’acte de résistance, une sorte de manière d’exister assez fort pour qu’on ne nous oublie pas, nous, cyclistes.
Nous étions peu nombreux, et le mépris des règles était une façon -un peu punk, soit- de prendre notre place et d’en réclamer davantage: celle qui nous était due. La dissidence était notre moyen de rappeler notre droit d’exister sur la route autrement qu’au volant d’une auto.
Le cycliste, dans un monde qui fait vroum vroum, était forcément un peu anarchiste.
J’ai longtemps fait partie des desperados de la route, filant à travers les voitures au mépris de tous, de ma santé, de toutes les règles, mais j’ai vieilli, les vélos se sont multipliés, et je me suis senti une responsabilité envers mes désormais nombreux semblables, histoire de ne pas trop emmerder le pauvre automobiliste qui, englué dans le trafic -dont il est une part constituante, et non la victime-, maudit la liberté de mouvement du cycliste.
Je fais donc plus attention.
(J’ai aussi trouvé d’autres moyens d’agacer ma pulsion de mort, choisissant de tutoyer ma finitude dans une descente à 95 km/h dans les Éboulements, pendant une course, plutôt qu’en brûlant un feu rouge en ville sans regarder, façon kamikaze.)
Ce sont là mes décisions, et elles n’appartiennent qu’à moi.
Je ne vais donc pas jouer à la belle-mère ou à l’ex-fumeur intolérant, et me mettre à faire la morale à ceux qui ont choisi de rester du mauvais côté de la loi. Ni à les défendre.
Je ne vois pas pourquoi je devrais faire l’un ou l’autre, même si je comprends la logique : il s’agit d’une question d’image. Et de légitimité.
Mais si on suit cette logique, je deviens alors comme le « bon musulman » auquel on réclame qu’il condamne tous les actes de terrorisme commis par ceux qui pratiquent la même religion que lui pour avoir le droit d’exister ailleurs que dans "le pays d'où il vient". Il faudrait que, en tant que cycliste, je m’élève contre tous ceux qui violent le code de la route pour pouvoir réclamer de meilleures infrastructures cyclistes sur les routes, ou encore, des droits que j’ai déjà. Parmi ceux-ci : celui d’exister ailleurs que sur une piste cyclable mal foutue, conçue par un fonctionnaire municipal qui n’a pas touché à un vélo depuis sa puberté.
Comme on dit à Pondichéry : no way.
Je ne vais pas m’abaisser à ça. Je ne vais pas m’excuser pour les autres, sous prétexte qu’une infime minorité de mes semblables est constituée d'imbéciles. Ce serait avouer que mes droits sont subordonnés à ceux des automobilistes. Ce qui n’est pas le cas. Et ce serait oublier que la grande majorité des desperados conduisent des machines de deux tonnes sans que personne ne sente le besoin de s’excuser en leur nom chaque fois l’un d’eux frôle, dépasse dangereusement, coupe la voie, klaxonne pour effrayer, hurle des insultes ou commet, par distraction ou en raison d’une intelligence à géométrie variable, un acte qui menace la sécurité des cyclistes. Ou des piétons. Ou d’autres automobilistes.
Ce qui n’aurait pas de sens non plus.
Je possède aussi une auto. Quand je me fais couper par un vieux, je n’accuse pas tous les vieux d’être des ahuris du volant. Quand une femme refuse de me laisser une place dans la voie devant elle, je ne reproche pas à toutes les femmes de manquer de civisme. J’ai assez conduit pour constater que les crétins sont légion, appartiennent à tous les groupes d’âges, toutes les ethnies, aux deux sexes, et conduisent tous les types de véhicules.
Bref, je ne suis pas sectaire parce que le monde ne l’est pas : un con est un con. Peu importe l'âge, le sexe, l'origine ou le moyen de locomotion.
Sinon, s'excuser, c'est entretenur un flou qui perdure dans la compréhension qu'ont plusieurs automobilistes des comportements supposément déviants des cyclistes.
Il existe une forme de délinquance acceptable en voiture, admise par tous, y compris les flics qui ferment les yeux devant les passages sous le feu jaune, les arrêts de moins de trois secondes et les limites de vitesse modérément dépassées.
Pourquoi serait-ce différent pour le vélo ?
Ne pas respecter le code à la lettre et ne pas en respecter l’esprit, ce sont deux choses. Comme rouler à 115, et rouler à 140 en voiture ne relève pas du même degré de délinquance, passer sur la rouge à vélo sans regarder, ou ralentir, s’assurer de pouvoir traverser en sécurité, et poursuivre son chemin, ce n’est pas pareil.
D’autant qu’il s’agit parfois d’une manière d’assurer sa propre sécurité, faute de système plus adéquat. Par exemple, griller la rouge est parfois plus sécuritaire que d’attendre au coin de la rue, là où tournent les voitures et les camions et les autobus sans regarder à leur droite.
L’automobiliste moyen, lui, ne voit qu’une infraction, un matamore, un desperado. Dans son esprit, il n’y a pas de différence entre l’ahuri qui semble avoir fait un pacte avec la mort et celui qui, au contraire, assure une meilleure fluidité du trafic ou sa propre sécurité en étirant l’élastique des règles.
Ceci dit, légitime ou pas, si un jour un flic m’arrête pour une infraction au code, je m’acquitterai de l’amende, comme je le fais en voiture.
Mais en condamnant les pires comportements cyclistes pour faire plaisir à des utilisateurs de la route qui ne comprennent pas en quoi ceux-ci sont différents d’une délinquance soft, acceptable, qui assure ma sécurité, et qui parfois même leur facilite l’existence, je donne raison à nos détracteurs, je me plie à la loi du plus fort et j’accepte mon statut d’utilisateur de seconde zone d’un réseau public auquel je contribue au moins autant que la moyenne, et que le code de la route me permet d’utiliser, sans plus ni moins de culpabilité collective que n’entretiennent les personnes qui conduisent une classe de véhicules qui, eux, tuent chaque année des tas d’autres personnes que leurs conducteurs.
AJOUT: Évidemment, la comparaison avec le "bon musulman" est un peu forte de café. Je le savais en l'écrivant. Je me suis même dit: ouin, faudrait quand même ajouter un petit paragraphe après pour souligner que j'exagère pour éclairer un argument qui n'est pas religieux, mais qui relève bien du droit et vivre ensemble.
Ce que cela exprime, c'est l'idée d'une dictature de la majorité qui n'est pas la démocratie. Les lois sont justement faites pour défendre les droits de l'individu, malgré la mauvaise humeur de la masse. Et le droit d'être sur la route, comme la citoyenneté, par exemple, n'obligent pas à s'excuser de tous les maux de ses condisciples pour trouver grâce aux yeux des autres. Il ne s'agit pas non plus de justifier, de banaliser. C'est pas pareil.
Mais bon, quand je lis le fil de réactions à la provocation imbécile de certains animateurs de radio en manque d'attention sur les réseaux sociaux, je désespère parfois que ce genre de nuance puisse faire son chemin jusque derrière le pare-brise de la majorité.