Je roule pour un cheval
Tout au bout de piste cyclable tracée au long de la côte de Beaupré, juste au moment où la langue de pavé s’évanouit pour devenir un pont, puis le cul-de-sac face au Moulin du Petit Pré qui mène à l’Avenue Royale, il y a un cheval.
Robe alezan clair, genre palomino. C’est peut-être un percheron, je ne sais trop. Je n’y connais rien. Il a parfois de la compagnie, mais pas toujours. C’est comme moi à vélo.
Je roule pour lui. Pour ce qu’il représente. Pour le paysage que l’on avale en même temps que les kilomètres.
Je plains mes amis qui doivent se contenter de faire de la côte dans Camilien-Houde ou de tourner en rond sur le circuit Gilles Villeneuve. Depuis Limoilou, en quelques minutes, j’accède à l’infinie beauté de l’Ile d’Orléans, du comté de Portneuf, du Lac St-Joseph, de la vallée de la Jacques-Cartier ou des abords du fleuve.
Des fois, je roule pour la forme. Je roule pour aller vite. Mais souvent, aussi, si le souffle me manque, c’est en raison de la beauté qui m’entoure.
Je roule donc pour les lamas à Château-Richer, les gens qui se baignent et pêchent aux abords des Équerres, pour les arbres qui couvrent la route à Fossambault, le casse-croûte de la grande ligne vers Saint-Raymond et les bateaux de la marina du lac Sergent. Ajoutez à la liste les champs fleuris tout en bas de St-Augustin, le turquoise des panneaux de la ferme expérimentale à Neuville qui se confond certains jours avec le ciel. Je roule aussi pour la petite maison au toit rouge dans le virage de la rue Belleville, au passage du ruisseau du Valet, à Lac St-Charles. Pour le coq qui m’accueille à la fin de la grimpe entre Stoneham et Tewkesbury.
Le vélo de montagne permet d’entrer dans le paysage, d’en devenir un acteur. La route, elle, procure un certain recul et donne l’occasion d’en absorber la bienfaisante splendeur. Une beauté qui me guérit de tout, me lave de l’intérieur. Parfois de manière triviale, comme lorsqu’elle me fait oublier l’infâme chanson qui me trotte dans la tête et refuse obstinément de se taire depuis 50km.
Le décor donne du sens à l’effort : pour y accéder, pour aller loin et changer de théâtre, il faut souffrir un peu.
Ou alors on voyage. Mais l’objectif est toujours le même. Rouler pour le plaisir de voir le monde autrement que depuis une voiture ou un train. Juste assez vite pour aller loin. Juste assez lentement pour avoir le temps de s’imbiber de tout ce qui nous sépare de la ligne d’horizon. Châteaux et plages. Caps et pics. Longs rubans de route ou lacets de gravier. Forêts, champs. Et des villages, toujours, au milieu de nulle part, dont les terrasses semblent n’attendre que nous.
Je roule pour que le décor finisse un jour par m’avaler lui aussi. Pour me perdre dans le regard de ceux qui restent derrière et me voient disparaître au bout de la route. Je roule pour devenir le cheval de passage dans la vie des paysans, des urbains, des touristes, des villageois qui, eux, restent là.
Je roule pour les lieux et les détails de la route qui sont familiers, et pour changer de décor. Ces paysages sont à la fois source de réconfort et de surprise. À eux seuls, ils suffisent souvent à me tirer de l’inertie du divan, du fauteuil de travail. Partir pour revenir, les jambes vides et la tête pleine, mais d’autre chose que de pensées de travail, de tâches. Des choses triviales, belles et simples. Et pourtant essentielles. Ce sont elles qui donnent son goût à la vie.