Il est intéressant de rappeler ici une pensé de Dostoïevski : « Le secret de l’existence humaine n’est pas uniquement de vivre, mais de savoir pourquoi on vit ».
Le Chemin aura été pour moi un corridor d’accueil d’une profondeur inégalée, car séculaire. Le pèlerin existe dans l’inconscient de ses habitants, on sait depuis toujours qu’il doit être aidé dans sa quête. De plus, pendant des semaines on côtoie des gens de toute la planète; qui convergent vers le même but, comme poussés par la même énergie.
Audrey suit sa propre voie intérieure. Elle n’a pas besoin de l’énergie des autres. J’ai eu de ses nouvelles. Elle s’est rendue prier devant les restes de Saint Jacques. Elle aura gravi toutes les côtes sur le grand plateau. Ces cuisses chauffaient à ce point qu’elle a décidé de continuer à pied vers Muxia où son pèlerinage s’est achevé le 1er novembre, « comblée de grâce par la Providence ». Une sainte de notre époque? Je ne serais pas surpris qu’avant longtemps la Vierge lui apparaisse, elle la sens tellement.
Mais au fait, jusqu’à quel point aurais-je été un vrai pèlerin? En effet comme cyclotouriste, mes motivations premières étaient de bénéficier d’un itinéraire et d’un réseau d’accueil bien balisés, évitant le transport du matériel de camping, avec des hébergements (dortoirs) fréquentés par des gens de confiance, partageant mon horaire de coucher; le tout à un coût défiant toute concurrence, avec en prime le menu pèlerin servi le soir au restaurant! Je savais aussi que le Chemin parcourait des villes et villages de grands intérêts historiques. Motivations pas très spirituelles! Ça ressemble n’est-ce-pas, à un itinéraire touristique?
Or l’épisode des punaises de lits chez les bénédictines de Leon, aura beaucoup contribué à m’éclairer. D’abord, alors que mes effets étaient en laveuse et sécheuse, je me suis proposé pour accompagner à l’hôpital un pèlerin italien blessé au pied et y visiter un pèlerin québécois victime d’une intoxication alimentaire. Pendant que l’hospitalier de service attendait le feux vert de la mère supérieure (occupée à prier) pour nous autoriser un taxi, un couple s’est présenté en voiture à la porte du gîte. On a alors acquiescé à leurs demandes d’obtenir un credencial et le tampon du monastère moyennant quelques euros. Ils venaient d’acheter littéralement le premier jalon nécessaire à l’obtention de l’accréditation à Santiago! De plus ils pouvaient désormais profiter des prix réduits aux pèlerins. Au moment où la voiture sortait, je les interpelle. Je leurs demande de nous conduire à l’hôpital et leurs explique les motifs. Réponse, ils doivent d’abord aller à leur hôtel. On ne les a jamais revu! J’étais très indigné.
Ainsi le pèlerinage comporte une infinité d’écarts pour le moins douteux. Quelques exemples. Ces « pèlerins » sud-coréens qui récoltent en taxi les tampons locaux requis au credencial du pèlerin sur les 200 derniers kms, obtenant ainsi leur accréditation à Santiago. Elle deviendra en Corée une pièce distinctive de leur CV!
Mais il y a surtout tous ceux qui font transporter leur sac à dos en navette vers un gîte déjà réservé, damant ainsi le pion aux pèlerins qui transportent péniblement le leur vers une destination inconnue le matin et qui se feront refuser le gîte à l’arrivée, condamnés à dormir à la belle étoile! Il y a ceux qui distribuent leurs déchets sur le Chemin…et ceux qui les ramassent en permanence pour préserver l’intégrité du lieu!
Belle époque! Cependant le Chemin n’a jamais été tellement pur. Ainsi vers 1660, Louis XIV constate, suite à une trêve avec l’Espagne : « Plusieurs prétendus pèlerins partent à Saint Jacques hors du royaume, quittant famille et enfants, laissant leur apprentissage, tout cela dans un esprit de libertinage. Certains se font mendiants, d’autres épousent des femmes au préjudice de celles laissées en France. » Une sorte de Spring break avant la lettre!
Or l’épisode chez les bénédictines m’a dérangé encore plus profondément. Les monastères, couvents et autres gîtes religieux ont toujours été l’épine dorsale du Chemin. Olaf mon compagnon, les recherchaient, car faisant selon lui un pied-de-nez à l’industrie mercantile du Chemin. Ils nous hébergent pour 6€ ou même un don!
L’indifférence avec laquelle les bénédictines ont traité l’infestation de punaises m’a estomaqué! Un pèlerin s’installait déjà dans le lit que j’occupais l’avant-veille, aucune procédure apparente de désinfection, leur sécheuse ne traite pas le linge sec (alors qu’il faut sécher et resécher pour en venir à bout!). Les hospitaliers, tous des bénévoles, n’avaient aucune idée comment gérer le problème!
Après m’être insurgé à souhaits, j’ai pris la poudre d’escampette et le soir à Astorga j’ai remis mon linge en sécheuse. Mais j’y ai pensé beaucoup depuis.
Les communautés religieuses se sont occupées durant des siècles de légions de pauvres et de déshérités assaillis par les poux, les puces et une myriade de maladies infectieuses. Elles prêchent et vivent le dénuement et l’ascèse, parfois sans égard à nos préoccupations contemporaines.
Et je crois que c’est là la clé du Chemin: la fascination du dénuement. Car chaque vrai pèlerin va marcher seul (voir pédaler) les 812 kms en Espagne ou les 1,570 kms depuis le Puy par tous les temps, avec pour tout bien un sac à dos ou quelques sacoches. Cette entreprise s’inscrit à l’opposé du mode de vie contemporain, fondé sur « le tout à la voiture » et une accumulation de biens sans fin.
Des touristes observateurs m’ont aussi interpellé: « Comment peut-on être autonome aussi longtemps avec si peu et parcourir d’aussi grandes distances sans motorisation? ».
Le dénuement fascine le pèlerin même le plus égoïste. En tout cas il me fascine beaucoup comme cyclotouriste. Sur le Chemin on fréquente des milliers de gens qui partagent cette attirance.
Il y a dans l’existence simple et la solitude du marcheur un exercice forcé d’acceptation de sa condition d’être mortel, réduit à évoluer sans artifice sur une terre elle-même limitée, mais combien riche d’une beauté brute et gratuite qui le laisse souvent sans mot.