C’est le mois du vélo. J’en profite donc pour rendre hommage aux miens. Mais bon, comme j’en ai une collection, il fallait choisir. Pour paraphraser Serge Gainsbourg, à force de m’étendre, je me serais sans doute un peu répandu. J’ai donc décidé d’écrire à propos de mon plus vieux et de mon tout nouveau. On commence ici par l’aïeul. L’âge avant la beauté, tsé.
L’hiver, il demeure accroché au mur du garage : je ne me déplace pas assez loin pour aller au bureau à vélo. À 2 km de chez moi, ça fait bien une bien maigre distance pour que le calvaire de l’habillage-déshabillage-faisage sécher en vaille la peine (je marche, donc). Et puis la route pour aller au boulot, l’hiver, est vraiment détestable aux heures de pointe (l’été, les pistes cyclables changent la donne pas mal).
Je renoue donc avec mon plus vieux vélo au printemps. (Du moins, le fonctionnel, puisque j’ai aussi un Blizzard de 1996 qui traîne dans le garage mais qui est à l’état de relique pour unique usage de vénération nostalgique.)
Il n’est pas vraiment beau ni laid.
Il n’est même pas si vieux. Dix ans, je crois. Un cyclocross en alu, couleur naturelle, battu encore et encore, égratigné de toutes parts; son pédalier craque sans que l’envie de le faire réparer ne dépasse le stade velléitaire. J’y ai mis une paire de roue clairement trop bonnes pour la ville, mais elles trainaient dans la remise et n’avaient plus guère de valeur de revente. C’est un peu un frankenbike.
Si je l’aime? Non, pas vraiment. Je n’en prends pas vraiment soin non plus. Mais c’est lui qui modifie le plus radicalement mon quotidien estival et ajoute à ma vie un supplément de bonheur dont je ne passerais pas.
Il est interchangeable.
Je me fiche de son allure, de ses composants, de son poids, et même de la qualité de son fonctionnement. On me le volerait que je le remplacerais sans peine. Mais il me permet de vivre autrement. C’est sa fonction qui m’intéresse. Les possibles qu’il recèle.
Le matin, avec lui, je prends presque toujours le même chemin. Je refais le même virage pour passer sous le viaduc du pont Dorchester, à la hauteur des eaux de la rivière Saint-Charles; virage que je m’emploie à faire avec le plus de grâce et de vitesse possible. Je fais les courses au marché de fruits et légumes avant de rentrer à la maison, je passe acheter le pain et le café sur la 3e avenue, et remplir le pot de beurre d’arachides à l’épicerie zéro déchet. Vous pouvez bien rire si vous voulez, je suis un cliché. Et puis c’est quand même mieux à vélo, la vie de bobo.
Mais c’est dans la nuit estivale que mon engin de ville m’est le plus précieux. Je reviens des concerts du Festival d’été électrisé, sans avoir à souffrir le trafic ou les autobus bondés, avec le loisir de m’arrêter dans un bar pour voir un dernier spectacle ou écluser un dernier verre.
Je m’en sers aussi pour piqueniquer avec ma blonde. Ou encore, c’est ce que je préfère, me promener avec elle, la nuit, dans la moiteur caniculaire de juillet. Le vent qui glisse et caresse nos peaux, les feux clignotants comme une fête dans les ruelles de notre quartier. Nos rires qui rebondissent en tous sens, comme ceux d’enfants amoureux de la vie. Nous voici de retour du bar semi-aquatique installé dans le Vieux-Port, d’un feu d’artifice, ou d’une simple promenade nocturne sans objet, sinon de fuir l’ordinaire des soirs de semaine.
Apaisés par la roue libre
Nous revenons heureux. Pour rien. Du bonheur gratuit, qui vient avec l’idée d’une vie sans trop d’entraves, qui pour un court moment, flotte à travers le monde, effleurant le destin des autres d’assez près pour y toucher, les stridulations de la roue libre apaisant toutes nos angoisses.
Nous glissons dans l’allée, entre la maison et l’auto sagement restée là. Nous nous enfonçons dans la nuit noire de la cour, devinant les contours du garage où nos vélos iront dormir.
J’aime mon « vieux » vélo parce qu’il rend tout plus brillant, plus vrai, plus intense. Au moment d’entrer chez moi, je me sens si bien. Il me fait aimer la vie.