Ce n’est pas tous les jours qu’on fait visiter ses routes d’entraînement aux lecteurs d’un magazine. «Et s’ils n’aimaient pas?», n’arrête-t-on pas de se répéter. À vous d’en juger.
Ma préférée
Je connais ma Côte-de-Beaupré par cœur. J’utilise le déterminant possessif «ma» à dessein: ce territoire situé entre la ville de Québec et la région de Charlevoix, en bordure de la rive nord du fleuve Saint-Laurent, m’appartient presque tellement je le roule souvent à vélo. Le printemps, c’est sur l’avenue Royale et son enfilade de patelins pittoresques que j’effectue mes premières sorties, emmitouflé comme un ours. Le bonheur du geste cycliste retrouvé me fait oublier le froid, le vent et les bancs de neige qui fondent.
Quand la météo cesse (enfin) de singer l’hiver, je laisse tomber les couvre-chaussures et je pars à la poursuite de mes jambes des grands jours. On m’aperçoit alors quelque part dans le vaste arrière-pays escarpé, en train d’enchaîner les répétitions d’effort. Dès que l’automne s’installe, je me fais un point d’honneur de rallier une dernière fois Saint-Ferréol-les-Neiges avant d’accrocher mon vélo le temps que passent les jours de froidure. En chemin, le mont Sainte-Anne saute au visage tant les feuilles des arbres qui le peuplent sont colorées. On dirait un incendie dans la montagne.
Avec les années, j’ai fini par développer un penchant marqué pour certaines routes qui sillonnent la Côte-de-Beaupré. Ma préférée? Indubitablement celle qui sort du village de Château-Richer et qui tortille jusqu’au-delà de celui de Saint-Achillée. Une route d’environ treize bornes qui s’élève tranquillement mais sûrement dans les contreforts des Laurentides. Une route de campagne somme toute peu fréquentée par la faune motorisée, malgré ce que la présence d’une piste de go-kart à sa base laisse présager. Une route en asphalte fatigué qui se mue en chemin de terre – avis aux amateurs de vélo de garnotte.
Je l’affectionne parce qu’elle réunit tout ce que j’aime du vélo, à commencer par la grimpe. Elle débute par un bref coup de cul avant de se transformer en une longue côte tortueuse de 3 km. Dès les premiers tours de roue sur ce segment, je sais où je me situe dans l’échelle de ma forme physique. J’attaque chaque virage en danseuse ? C’est positif. J’embraie sur le gros plateau lors du court replat, au milieu de la pente? C’est excellent. J’accélère sans fléchir dans les derniers mètres ? Pas de doute, l’enchaînement de bonnes sensations m’indique que je suis en feu.
Le rythme est une autre caractéristique du sport cycliste qui me fait triper – et que je retrouve en masse sur la route de Saint-Achillée. Lorsque je m’engage dans la forêt, je sais que ça devient plus roulant. Les bosses, toujours abondantes, sont désormais ponctuées de courtes descentes qui permettent à la fois de souffler un brin et de bien attaquer la suite du programme. Le truc est de systématiquement avoir mal aux pattes à la fin de chaque ascension – mais pas trop, au risque de gâcher cette précieuse lancée que vous essayez de créer. Certes, savoir jouer du dérailleur est une compétence à posséder pour qui veut briller à ce jeu.
Au sortir du hameau de Saint-Achillée, l’effort tire presque à sa fin. Courage: il n’en reste plus bien long avant de revenir sur vos pas ! Et de dévaler à grande vitesse les 415m vaillamment gravis. Les plus dégourdis atteindront sans peine des pointes dépassant les 75 km/h dans cette succession de longs virages prévisibles. Une descente furieusement enivrante lorsque passée le nez dans le guidon, mais qui mérite d’être quelque peu ralentie, ne serait-ce que pour apprécier le paysage grandiose qui se déroule devant vos yeux. C’est ce que je fais à tous les coups. L’île d’Orléans, le fleuve Saint-Laurent et, au loin, la ville de Québec s’offrent alors entièrement à moi. Rien qu’à moi.
Cet aller-retour – qui se compte en dizaines de minutes – gagne à être complété par une virée du côté de la plage Fortier, à l’Ange-Gardien, sur le chemin du retour. Toujours pas rassasié? Ajoutez ipso facto une troisième et ultime destination: Lac-Beauport, par la bien nommée côte du Calvaire. Ce programme triple hautement épicé me sert de point de référence : si je le réussis sans trop me casser les dents, je peux dès lors affirmer que je suis en forme, pas avant. Sinon, je retourne m’esquinter à la table à dessin.
La surestimée
L’île d’Orléans à vélo, ça va, on connaît. Avec ses routes plates et son abondance d’échoppes où faire halte, ce long bout de terre échoué au milieu du fleuve SaintLaurent se prête à merveille à une courte escapade sur deux roues – d’autant plus qu’on peut y réaliser trois boucles distinctes de 20, 33 ou 66 km. Parfait pour les cyclos du dimanche et ceux qui en sont à leurs premiers coups de pédales.
Malheureusement, les cyclistes ne sont pas les seuls à aimer faire le proverbial «tour de l’île» du vénérable Félix Leclerc. Dès que les beaux jours arrivent, un curieux phénomène se produit: les «quarante-deux milles de choses tranquilles» sont soudainement envahis par des convois de choses pétaradantes. Comme dans la chanson, l’île d’Orléans se transforme alors en «un dépotoir, un cimetière» où on se sent petit dans ses cuissards. «Pour supporter le difficile et l’inutile», ne vous garrochez pas dans ce grand cirque ; vous en reviendriez au contraire bien découragé.
À moins que… Il existe à vrai dire une manière de faire complètement sienne l’île en plein mois de juillet. La seule condition: programmer son cadran tôt, très tôt, un dimanche – ça ne marche pas un lundi ni un mercredi, n’essayez même pas. À 5 h du mat, donc, je m’éveille, j’avale une rasade de café et me voilà qui file, entre l’aube et l’aurore. Hormis quelques clodos qui déambulent ici et là, les rues de ma ville sont désertes. Il n’y a que la rumeur à peine perceptible des lampadaires pour couvrir les ronflements de ses habitants. Le premier et seul «obstacle» est le pont de l’Île-d’Orléans. C’est l’unique lien physique qui relie les insulaires à la rive nord du SaintLaurent, il va sans dire qu’il est achalandé – assez en tout cas pour dissuader les amateurs de vélo d’aller y jouer dans le trafic! Mais aujourd’hui, à cette heure, on n’y rencontre pas âme qui vive. Une excellente excuse pour transgresser les conventions et rouler en plein milieu de la travée. Alors que je surplombe le fleuve, l’astre céleste déchire l’horizon.
La suite est dans la même veine. Je mouline pianissimo en direction de Saint-Pierre, puis de Sainte-Famille, préférant effleurer les pédales plutôt que de les écraser, comme par peur de ruiner le moment. Tout autour de moi, la nature grouille bruyamment. Dans le pré, entre deux fermes aux toits gaufrés, une bande de cerfs se la coulent douce. Plus loin, un matou à l’œil torve me toise longuement avant de rentrer pesamment à la maison. Le fond de l’air est frais, malgré que l’entrée en scène du soleil le réchauffe de manière perceptible. Plus tard aujourd’hui, ces mêmes contrées se transformeront en véritable four. À Sainte-Famille, je bifurque sur la route du Mitan, qui sectionne l’île avant de rallier Saint-Jean. Le revêtement rugueux, l’enchaînement de bosses à la manière de montagnes russes de même que le paysage pastoral me font un effet extraordinaire. Pendant un trop bref instant, je me sens transporté ailleurs, loin, très loin d’ici. Où? On appelle ça le paradis.