Pendant plusieurs saisons, j’ai vécu mon existence cycliste dans un tunnel. Une sorte de délire monomaniaque, amplement alimenté par le grisant amalgame de la passion, du risque et du talent.
J’étais fort sur la route. J’aimais le danger, la proximité des autres dans les virages, les coudes qui se touchent, la vitesse, démente. J’en mangeais. J’en rêvais. Jusqu’à ce que ce que, quelques brutales chutes aidant, les sacrifices et la peur ne prennent le dessus sur mon désir de performance.
J’étais devenu peureux. Mou, comme on dit. La pire des inclinations en course sur route : c’est souvent lorsque vous avez la chienne que vous vous mettez à faire des conneries. J’ai arrêté.
Je vais encore vite, mais autrement. Les criteriums me manquent parfois. Mais pas les mois d’été volés par une fracture; les morceaux de métal qui tiennent quelques os en place dans l’invisibilité sous-cutanée et les plaques de peau fondue sur l’asphalte -qu’une pigmentation plus pâle démarque du reste de mon épiderme- sont là comme des rappels du risque dont le bénéfice a fini par être dépassé par les coûts. Humains. Et financiers, puisque les courses exigent des déplacements qui, à la fin, coûtent le prix d’un petit voyage à l’étranger par saison.
Amours en série
Alors je me suis mis à essayer d’autres trucs. Pour m’amuser, surtout. Pour voir si j’étais bon à autre chose aussi. Le cyclocross l’an dernier (pas moins onéreux que la route, ceci dit). Les courses de gravel et les raids de vélo de montagne cet été.
L’entraînement est aussi exigeant, mais moins rigoureux. Je ne mets plus de côté des soupers avec des amis ou des occasions de sortie pour garder les jambes dans les airs une soirée de temps et m’assurer d’une nuit de sommeil réparatrice pendant des mois que durent un été de course sur route. (Rappelons que je payais pour faire ça, et que j’ai 45 ans…)
Je m’amuse, avec, cependant, le même désir de performance. Presque entièrement intact. La brûlure bronchique et cette sensation de tout donner, d’aller au bout de soi, jusqu’à la rupture : je ne me lasse pas de ça. Mais cela ne me coûte plus autant qu’avant de fréquenter les plus basses marches du podium, ou d’en être exclu: je n’ai pas de réel objectif, et je n’ai plus le sentiment, lorsque la victoire m’élude, comme presque toujours, d’avoir laissé tomber une équipe qui se sacrifiait pour moi.
Et puis mes voyages de vélo ne sont plus des camps d’entraînement. Ça change, ça aussi. Je reviens des Pyrénées, où j’ai aligné les cols mythiques, sans toutefois capoter si je roulais à peine cent bornes, ou moins, dans une journée. Je ne ressens plus le besoin de faire 1500 km en 10 jours et revenir exsangue, limite brûlé, pour en profiter. J’ai bu de la bière tous les jours et suis revenu plus léger qu’au départ, tiens.
Je suis donc sorti du tunnel. Pas fâché d’y avoir séjourné. Content de ne plus y être. C’est une sensation agréable, dépourvue de regrets. D’autant que cela prête à faire des plans qui changent tout le temps.
L’an prochain? Je mettrai encore plus de raids à mon agenda, un voyage de vélo de montagne, j’espère. J’aimerais aussi faire un peu de bikepacking. Rien d’extravagant, mais je n’ai jamais fait de cyclotourisme. Je partirais bien en solitaire quelques temps, dans un décor qui m’avalerait tout entier pour recracher tout neuf, même si sale et odorant. On verra, l’avenir est grand ouvert.