J’aime Sorel éperdument. Parce que c’est le lieu qui m’a vu naître et grandir. Et surtout parce que c’est ici que je suis devenu cycliste, il y a plus de dix ans.
Le Québec a toujours regardé Sorel de haut. Il faut dire que les raisons ne manquent pas: Sorel et les motards, Sorel et ses grosses usines qui toussent jour et nuit, Sorel et son (défunt) parc à chiens Éric Salvail… À cette liste de quolibets, ajoutons celui de la banlieue: Sorel, à laquelle la toponymie officielle adjoint maintenant Tracy, est dorénavant une ville-dortoir de Montréal (on peut s’y acheter, à prix abordable, une grosse maison avec un gros driveway où stationner son gros char afin de rallier la métropole en 45 minutes, top chrono, gracieuseté de l’autoroute 30). Sorel et son absence de salle de spectacle digne de ce nom. Sorel que les 15-24 ans désertent «pour les études». Sorel où on ne revient pas avec son diplôme en poche. Sorel triste. C’est pourtant ici que je suis devenu cycliste.
Je me souviens du jour où c’est arrivé. J’avais 16 ans, j’étrennais un Marinoni tout neuf, quoiqu’un brin trop grand, et j’étais bouffi de cette vanité puérile qui caractérise les adolescents. Un beau soir d’été, le paternel me propose de m’emmener rouler dans les rangs Nord et Sud, une randonnée de 30 bornes en direction de Sainte-Victoire-de-Sorel. Je m’enfile un burger et nous partons.
Vous devinez la suite: là, sur ces routes de campagne rectilignes et venteuses à souhait, j’ai failli recracher mon souper. La leçon était cinglante, le revers, une atteinte à mon fragile amour-propre: un repas complet avant un effort, c’est non. L’air de rien, je fréquentais désormais la difficile école de la petite reine. Je ne l’ai plus quittée depuis.
L’été dernier, je suis revenu à Sorel pour y rouler. Je me suis garé à la Laiterie Chalifoux (tiens, une prison a poussé dans sa cour), j’ai sorti mon vélo et j’ai salué les membres du club cycliste local, Les 2 HP, qui m’attendaient. Celui-ci a continué de prendre de l’ampleur depuis le temps: il compte aujourd’hui près de 200 rouleurs.
Ce matin, pourtant, seule une petite vingtaine est présente, tous de nouveaux visages. Les vacances, me dit-on. Un simple coup d’œil aux montures me confirme que Bicycles Lamothe, la boutique de vélo du coin, vend toujours du Argon 18 et du Kuota: ces deux marques sont surreprésentées. Comme quoi certaines choses refusent de changer.
C’est aussi le cas de l’itinéraire du jour: une virée de 100 km en direction de SaintGuillaume, retour le long de la rivière SaintFrançois, puis par le pittoresque rang du Bois-de-Maska. Une sortie aux fort agréables airs de déjà-vu gobée à l’ahurissante moyenne de 36 km/h – rien que ça!
Entre deux relais, une bonne âme entreprend de détailler au journaliste-qui-joueà-l’innocent comment on roule dans la région. De son explication, il n’y a qu’une chose à retenir: c’est plat, très plat. Quand un vallon est une côte et qu’un viaduc équivaut à un col, pas étonnant qu’on avale le bitume illico presto. Vous ai-je dit que c’est à Sorel que j’ai connu mes meilleures saisons à vie? De l’ordre de 12000 km, oui monsieur. Et de cette orgie de vélo, pas une minute d’ennui.
De son explication, il n’y a qu’une chose à retenir: c’est plat, très plat. Quand un vallon est une côte et qu’un viaduc équivaut à un col, pas étonnant qu’on avale le bitume illico presto.
Une vieille amie
Comment reconnaît-on un Sorelois ? Réponse : à son bateau. Au pays des 103 îles – 104 avec Statera, l’expérience multimédia lancée en grande pompe l’année dernière –, la navigation de plaisance est reine. Par beau temps, le fleuve Saint-Laurent et l’archipel du Lac Saint-Pierre sont envahis d’embarcations de toutes sortes. Pontons, motomarines, bateaux à petits et à gros moteurs: on assiste alors à un ballet de choses pétaradantes qui zigonnent dans tous les sens, sans autre objectif que celui de filer sur l’eau. En fait, le Sorelois, le vrai, est une créature aquatique qu’on peut apercevoir dans son habitat naturel par un torride samedi de juillet, bière à la main et sourire béat scotché au visage.
Je ne suis pas un vrai Sorelois, dois-je le préciser? Parce que moi, pendant ce temps, je suis sur mon vélo. Je file la tête dans le guidon sur la piste cyclable La Sauvagine avant de m’engager sur le boulevard Poliquin qui devient par la suite le chemin du Chenaldu-Moine. Pendant environ 12 km, je pédale au cœur de ce qui définit la région et ses habitants. Je tutoie le fleuve et ses îles tout du long, dans une succession de paysages bucoliques qui ont inspiré Le Survenant de la romancière Germaine Guèvremont.
Dès la passerelle, à mi-parcours, je m’aventure sur des bouts de route qui changent de visage selon les saisons. L’été, les canaux qui sillonnent les îles prennent des airs de bayous; l’automne, c’est plutôt une autoroute à oiseaux migrateurs.
Contrairement au reste du Québec, on n’entend jamais parler, au printemps, des formidables crues qui surviennent à SainteAnne-de-Sorel. Normal: ses résidents ont toujours baigné là-dedans. Chaque année (ou presque), ils se retrouvent isolés du monde durant quelques jours. Ne cherchez d’ailleurs pas de bungalow doté d’un sous-sol dans cette contrée: à peu près tout ce qui est construit côté fleuve ici en est dénué, histoire d’éviter d’avoir les pieds dans l’eau.
C’est le cas du restaurant Chez Marc Beauchemin, à la fin de la route, une des rares adresses de la région à toujours servir la fameuse gibelotte. On raconte d’ailleurs que cette soupe aux légumes (carottes, maïs, patates…) dans laquelle on incorpore du gibier (gibe-) ou du poisson (-lotte) est née des inondations ; on la cuisinait avec ce qu’on avait sous la main, en attendant le retrait des eaux.
Au bout du chemin du Chenal-du-Moine, le cycliste frappe un cul-de-sac. Deux choix s’offrent alors à lui. Primo: emprunter la navette maritime de Vélo sur l’eau. Au terme d’une balade de vingt minutes au cœur de la réserve de biosphère du Lac-Saint-Pierre, celle-ci vous dépose à l’embouchure de la rivière Yamaska, pour un retour au point de départ d’approximativement 65 km.
Secundo: revenir sur ses pas, ce que j’ai fait un nombre incalculable de fois jadis, parce qu’en outre d’être charmant, ce chemin est tranquille à souhait, et donc une route d’entraînement idéale que je connais sur le bout des pédales, une vieille amie avec qui je renoue bien des années plus tard. «Salut, beauté. T’as pas changé, tu sais?»
Monsieur Hébert
Chez nous, le vélo est une affaire de famille: mon père bouffe du bitume, tout comme ma mère, qui ne laissait pas sa place à une époque pas si lointaine. Lorsque j’étais encore un môme, elle s’est mise à pédaler comme une dingue du jour au lendemain, puis à enchaîner des saisons pantagruéliques. Il n’y a pas eu d’événement déclencheur ni de motivation particulière qui justifiait sa soudaine passion pour la petite reine. Elle aimait rouler, point barre. C’est du moins le souvenir que j’en garde – je suis un peu fils à maman, vous savez.
Quoi qu’il en soit, c’est comme ça qu’un beau jour monsieur Hébert a fait son entrée dans la vie des habitants de la rue Guay.
Dans la communauté cycliste de Sorel, Claude Hébert est connu comme Barabbas dans la Passion. Cet ex-fumeur retraité en 1993, à l’âge tendre de 49 ans (!), a enfourché un vélo après avoir renoncé au tennis, un sport qu’il adorait pourtant, mais dur physiquement. Au fil des ans, il a ratissé les rangs des environs un tour de pédale à la fois, raffinant l’art complexe de la randonnée cycliste plaisante.
Claude, disons-le, est la parfaite antithèse du rouleur focalisé sur sa moyenne horaire. C’est un peu pour ça que lui et m’man sont devenus de si bons amis. Ça, et parce qu’il est doté d’une phénoménale connaissance du territoire. Son terrain de jeu est vaste : il s’étend de la Rive-Sud à Saint-Paulin, puis de Sainte-Émélie-de-l’Énergie à SaintHugues. Ce quadrilatère, il en connaît intimement chacune des craques d’asphalte – on lui téléphone d’ailleurs sur une base régulière afin de l’interroger à ce sujet. Sans blague
Ensemble, ma mère et Claude ont avalé bien des kilomètres. Les deux complices de route pouvaient, au faîte de leur forme, s’enfiler sept sorties de cent bornes en sept jours comme si de rien n’était. À la maison, les récits de leurs chevauchées prenaient des dimensions épiques. Partout où ils faisaient halte, ils bavardaient avec de purs inconnus qui ne le restaient jamais bien longtemps. Leurs virées étaient ponctuées de petits pains fourrés de la boucherie Gaudette de SaintJude et de beignes achetés à la boulangerie Baril de Sainte-Ursule.
Claude, racontait ma mère, prenait même un malin plaisir à «discuter» avec les animaux de ferme qu’ils croisaient. Ce n’est que bien plus tard, en les accompagnant, que j’ai compris la teneur de cette conversation. Je le jure: son imitation du hennissement d’un cheval frise la perfection.
À 74 ans, Claude n’a rien perdu de sa verve, même s’il a un peu vieilli depuis la dernière fois. Dans sa cuisine du centre-ville de Sorel, je rattrape avec lui l’équivalent d’une dizaine d’années de potins. Aussi bien dire une éternité. Il me confie avoir connu des ennuis de santé qui ont considérablement amputé sa saison, une première dans la carrière de ce cycliste endurci. La raison: une accumulation de kilomètres, à vélo comme à ski de fond, a fini par user sa charpente.
Est-il amer? Bien au contraire: il comprend que parfois, dans la vie, il faut reculer d’un pas pour mieux avancer ensuite. «Je préfère vivre en lâche plutôt que mourir en héros», me glisse-t-il d’ailleurs au passage.
Si vous le croisez, dans le rang de Picoudi ou ailleurs, saluez-le. Il va vous retourner la politesse et peut-être même s’arrêter pour piquer un brin de jasette. Vous le reconnaîtrez, n’ayez crainte.
Repères
CASSE-CROÛTE, BAR LAITIER ET BOUTIQUE CHALIFOUX
Les fromages et produits Riviera sont en vedette sous différentes formes à une seule et même adresse. Le fromage en grains est vraiment quelque chose.
RESTAURANT CHEZ MARC BEAUCHEMIN
Ne cherchez pas Marc, ni même un Beauchemin : la famille a vendu l’an dernier cette institution à Nancy Forget, une femme d’affaires de Trois-Rivières. La recette de gibelotte, vieille de 80 ans, est cependant toujours la même. Fiou.
STATERA, LA 104e ÎLE
Statera est une expérience multimédia en trois volets (parcours interactif, projection dans un dôme et croisière maritime) qui fait découvrir la riche histoire de la région et de ses îles. Vaut le détour. stateraexperience.com
VÉLO SUR L’EAU
Un bateau-passeur permet de joindre l’utile à l’agréable, soit pédaler et naviguer au cœur d’une réserve de biosphère de l’UNESCO. Trois départs par jour. Coût: 3 $. velosurleau.ca