Parmi les nombreuses dépendances desquelles j’ai dû m’affranchir dans la vie, celle à mes pensées est sans doute la plus difficile à vaincre. Mais c’est mon addiction au vélo qui pourrait bien m’en sauver.
Je réponds parfaitement au profil des dépendants. La preuve? J’ai fumé comme usine. Bu sans soif. Inhalé des quantités considérables de pot.
J’ai aussi un rapport détraqué à la nourriture. J’ai été en amour avec l’idée d’être en amour. Je travaille beaucoup, beaucoup, beaucoup, au point d’exaspérer ma fille et ma fiancée. Je rumine et suis totalement sous l’emprise du flot de pensées qui engorge mon esprit, lui donnant l’allure d’une autoroute à l’heure de pointe, si bien qu’on pourrait croire que je suis à moitié sourd, car il faut sans arrêt attirer mon attention pour que j’entende ce qu’on me dit. J’étais jusqu’à récemment totalement accro aux réseaux sociaux. Et évidemment, je suis dépendant au sport. En particulier au vélo.
La bonne nouvelle? C’est que je suis venu à bout de la plupart de ces dépendances (pour le travail, j’y travaille). Et que mon addiction au vélo n’a pas que du mauvais. En particulier lorsque je m’entraîne très fort sur route où que je vais très vite en montagne.
C’est la conclusion que je tire de ma lecture particulièrement édifiante de The Craving Mind, que signe le psychiatre américain Judson Brewer. Loin d’être un essai de « self help » ou quelqu’autre ouvrage new age pour amateur de soupe cosmique, le livre de Brewer raconte comment ses collègues et lui-même ont étudié -à l’aide d’appareils d’imagerie médicale- le cerveau humain afin de mieux saisir comment faire taire les voix qui nous poussent à la dépendance. La meilleure serait la méditation.
Mais parmi ses constatations, il ajoute qu’il y a des sports qui ont un effet semblable et peut-être aussi bénéfique. Surtout le vélo.
Être dépendant au flot de ses pensées
Mon initiation au bouddhisme et à la méditation remonte à la lecture de Jack Kerouac, à la fin de mon secondaire et au cégep. Dans The Dharma Bums, l’avatar du père de la Beat Generation connait une sorte de bromance avec un disciple du bouddhisme qui s’adonne aux randonnées éprouvantes en montagne. Mon principal souvenir de cette lecture est que Kerouac était incapable de faire taire les voix dans son esprit qui le rendaient si fébrile (à part peut-être en buvant, ce dont il mourra à 47 ans, mon âge). Les perles de sagesse de son ami l’impressionnent, mais il est incapable de les mettre en pratique. Dans Big Sur, ou Desolation Angels, il raconte la même difficulté et ses tentatives de s’isoler du monde pour mieux écrire, réfléchir ou méditer qui sont donc parasitées par le flot de ses pensées… Un déversement de l’esprit qui est en même temps la source de son écriture et qui a fait sa marque de commerce. Quelque chose s’apparentant au jazz : la spontanéité de ses réflexions devenue littérature.
J’ai un peu le même problème. Je n’ai pas le génie de Kerouac, mais je gagne ma vie en ayant des idées. Et il est facile de 1)se convaincre que de se couper de ce flot d’idées m’empêche d’être créatif comme je le veux et 2)d’être un peu en amour avec cette partie de ma personnalité qui fait que j’ai mille idées à la seconde.
Le truc, c’est que je suis dépendant de ce mouvement continu de l’esprit et qu’il s’agit d’une importante source de stress et donc de fatigue mentale et physique.
Le flow pour endiguer le flot
Dans son essai, Brewer expose que les dépendances opèrent à peu près toujours de la même manière, peu importe laquelle. Il existe un déclencheur, un soulagement, une récompense, et c’est ainsi que le cercle se perpétue. À moins d’agir en pleine conscience et, par la méditation, par exemple, atteindre une sorte de plénitude (ou flow) qui permet de s’extraire de ses habitudes et autres patterns.
Aussi, lors de ses études, dans les années 1990, il s’est rendu compte que la pratique du vélo de montagne avait chez lui le même pouvoir que celui de la méditation, dont il est un adepte excessivement sérieux (assez pour participer à des retraites silencieuses de méditation d’un mois!!!)
Il a interviewé des férus de sports extrêmes, des athlètes, et il s’est rendu compte que leur état mental lorsqu’ils doivent performer s’apparente à celui de la méditation. Il s’agit de faire une chose qui réclame toute son attention, qui nous pousse dans nos derniers retranchements ou à la limite de nos capacités, si bien que cela fait taire le flot de pensées du cerveau pour accéder à un état de conscience parallèle. Le flow.
Drogue presque parfaite
Il s’agit de se mettre minimalement en danger, donc.
Lorsque je roule sur la route avec d’anciens pros et que je suis physiquement sur la corde raide, la paix d’esprit qui m’habite ensuite n’est pas étrangère au silence que m’impose l’effort.
Mieux encore, lorsque j’ai la sensation de me dépasser sur mon vélo de montagne et que je me sens parfaitement en phase avec le terrain, avec ma machine, et que je vole au-dessus des racines et des cailloux, la sensation que j’éprouve s’apparente, du moins le crois-je, à l’illumination méditative. Cela me procure un bonheur rare, unique en son genre. Une plénitude que je ne ressens avec aucune des autres dépendances auxquelles j’ai autrefois été soumis.
Mieux, cela me guérit de celles qui m’accablent encore, comme le fait d’être accro à mes pensées. Et puis, cela me force à prendre une pause du travail.
Rien n’est parfait. Je suis encore soumis à une idée de performance dans ma pratique du cyclisme. Elle n’est pas libre de toute motivation liée à l’ego et pas nécessairement une source de bienveillance universelle non plus (j’aime gagner, tsé).
Mais elle me libère de bien des maux de notre époque et de tares humaines. Ce n’est quand même pas rien. À la fin, la perfection n’étant pas de ce monde, il faut bien choisir le moindre la mal.