Je m’ennuie du temps où mes jours étaient un peu plus élastiques en juillet. Une époque où le travail ne nécessitait pas mon entière concentration toute la journée, et en particulier l’avant-midi, tandis que mon esprit est le plus frais et efficace.
Je mettais alors le Tour ensourdine dans un écran à part, ou à l’inverse, je suivais parfois seulement au son. J’aimais que la course m’accompagne ainsi pendant le boulot.
Suivre le Tour est devenu un autre genre de sport. Une sorte de gymnastique circassienne en phase avec une époque généreuse de sa fluidité. J’apprécie l’avènement des plateformes de diffusion comme GCN et Flobikes pour la flexibilité qu’elles permettent. Je peux travailler ou profiter du beau temps et d’une accalmie au boulot pour aller rouler le matin. Cela vient cependant avec la nécessité de faire l’impasse sur tous les sites cyclistes, de bloquer les infolettres et de fuir les réseaux sociaux pour ne pas me faire divulgâcher les résultats de l’étape que je regarde en soirée.
Ça, c’est quand un journaliste de Radio-Canada ne m’appelle pas pour que je commente la 3e ou la 1re place de Hugo Houle, alors que, dans les deux cas, j’étais en train de rouler et n’en avais pas vu une image.
Parce qu’il y a ça aussi : concilier non pas uniquement le travail, mais aussi le vélo, avec 21 des plus beaux jours de l’année pour pratiquer le sport que j’aime.
Ils ne sont pas si nombreux. Combien de fois suis-je parti de la maison sans même une veste (gilet) depuis le début juin? Une, deux?
Preuve de l’importance que le Tour prend dans nos têtes : je me fâche rarement de me faire révéler d’avance un résultat du Giro ou de la Vuleta. Au Tour, cela me fait l’effet d’une trahison.
En mai, je suis encore souvent sur le rouleau et pourrai revoir l’étape en m’entraînant, ce n’est pas plus mal. Le suspense et remplacé par la douleur. En septembre, je ne dirais pas que je suis passé à autre chose, mais même si j’adore le Tour d’Espagne, l’excitation n’est plus à son comble et je me contente le plus souvent de mon habituel régime minceur de grands tours : regarder les faits saillants, puis retourner voir en entier les pans importants de la course dans sa version longue pour mieux apprécier les moments-clés. Si j’ai le temps.
Et puis il y a aussi les Grands Prix Cyclistes chez nous, au même moment, qui utilisent une bonne partie de ma bande passante.
Le Tour, c’est autre chose. J’ai eu beau, parfois, le trouver prévisible, voire ennuyeux, parce qu’étouffé par les tactiques défensives des équipes dominantes du classement général, les temps ont changé. Les meneurs s’attaquent. Les surprises se multiplient. Et le Tour demeure le Tour, chargé de légendes, de récits homériques, de mensonges et d’histoires de triche. Le suivre en direct, c’est un peu participer à l’Histoire. C’est d’avoir été là lors d’un moment-clé, s’en souvenir. Alimenter le récit avec sa propre interprétation des événements.
Poupou et Maître Jacques
Sur un mur du salon, chez moi, il y a cette photo de Jacques Anquetil et Raymond Poulidor dans le Puy-de-Dôme. L’historique col d’Auvergne figure sur le parcours de cette année. Sur la photo, on voit Maître Jacques et Poupou presque épaule contre épaule. L’image donne l’impression qu’ils sont à ce point poussés à bout qu’ils s’appuient l’un sur l’autre pour ne pas tomber.
J’ai cette image, toutes celles qui jalonnent les moments historiques de la course, mais aussi ce que ma mémoire a conservé de décennies à regarder à la télé, dans Internet, à revoir des moments plus ou moins glorieux sur Youtube.
Pendant trois semaines, j’aurai le Tour dans la tête. Trois semaines à alimenter la mythologie, à ajouter des images à mon petit « cloud » intime qu’on appelle les souvenirs. 21 jours de course à discuter avec les amis, à suivre ce qui se trame sur les Internets, à savourer les victoires de mes favoris et mal digérer leurs défaites.
Je risque d’écrire plus souvent, aussi. Parce que le Tour fait ça. Il donne le goût de rouler, de parler de vélo, de vivre cette passion plus brûlante encore qu’à l’habitude.