Le vélo est une des choses qui me font aimer la vie. Transmettre la flamme est donc d’autant plus important pour moi. Récit.
Émile vient d’avoir 18 ans. C’est le fils de très bons amis.
Un samedi d’août, nous soupions dehors chez eux. Il est arrivé du boulot alors que nous éclusions les digestifs, à la belle étoile.
Il s’est mis au vélo, il trippe fort, me disaient ses parents. « Je suis prêt pour faire mon premier 100km », a-t-il enchaîné.
Je l’ai pris au mot. « On va le faire ensemble », lui ai-je proposé.
Quelques jours plus tard, je le rejoignais chez lui, à Beauport, pour faire un de mes parcours favoris. Vers Pont-Rouge, par le littoral du Saint-Laurent que l’on atteint à Cap-Rouge. Comme j’allais déménager dans quelques jours 50km plus à l’Est, je le faisais toutes les semaines depuis le début de l’été, sachant que je le ferai sans doute moins souvent. C’est une des rares choses qui me manquera, en vérité, de vivre en ville : l’accès rapide vers Portneuf et ses paysages magnifiques.
J’en ai revisité quelques-uns, moins fréquentés, ces derniers jours. Le rang du bois de l’ail, entre Donnacona et Pont-Rouge, est une véritable merveille de verdure ondulante. Je l’avais oublié, celui-là.
Mais revenons à Émile.
Comme c’est un bon sportif, il n’était pas tellement question de faire un parcours contemplatif. Arrivés à St-Augustin, je l’ai avisé de se caler dans ma roue, de mettre ses mains dans les ceintres et de me hurler dessus si j’allais trop vite.
Il m’a surpris. Parce que je ne l’ai pas trop ménagé, et quand on n’a pas l’habitude de se tenir près d’une roue pour obtenir le maximum d’aspiration possible, ce n’est pas toujours évident de suivre un bon rythme.
Vent de face, il tenait sans mal les 35km/h. Vent de dos, nous filions à travers le Petit Capsa entre 40 et 45. Quand un chantier de réfection d’asphalte nous a obligé à ralentir, puis arrêter, il a béni le dieu des travaux publics. Mais quelques minutes plus tard, dans le Rang des Mines, il tenait encore bon, à un rythme aussi soutenu.
À la fin, il avait l’air aussi satisfait qu’exténué. J’espérais seulement lui avoir transmis l’envie, le désir de foncer sur deux roues, me disant que le goût de la vitesse pour les humains est comme celui du sang pour les bêtes.
Il faudra m’abattre pour qu’il me passe.
À presque 50 ans, j’en suis là, à transmettre ma passion aux générations suivantes. Je roule assez souvent avec des jeunes de son âge. Je suis toujours heureux de constater qu’ils sont tenaces et comprennent que la vitesse à un coût. Elle se monnaye en effort, en souffrance, par la répétition de gestes qui nous élèvent et nous rendent plus forts.
Il y a une beauté certaine dans cet apprentissage qui est aussi celui de la vie : les plaisirs ne sont jamais tout à fait gratuits. Même celui de ne rien faire finit par se payer par la frénésie qu’il entraîne lorsque l’on reprend le cours « normal », c’est-à-dire complètement fou, de nos vies.
Jamais Émile n’a rechigné parce que nous allions vite. Il a serré les dents. Quand je lui ai demandé comment il allait, aux deux tiers du parcours, il m’a simplement livré ses sensations sous forme d’information : « C’est une douleur que je ne connaissais pas ».
Je lui souhaite qu’elle lui devienne aussi familière qu’à moi et mes consorts. Ces jambes qui hurlent et ces poumons qui brûlent me procurent certaines des plus belles sensations sportives. Le vélo m’amène ailleurs. Entre la transe doloriste et la méditation en mouvement. Souffrir, c’est aller plus vite, plus loin.
C’est se donner les clés pour vivre des aventures merveilleuses. Je suis heureux de montrer à d’autres comment déverrouiller la serrure de ce plaisir qui ne se perd pas.