À Shanghaï comme dans la majorité des grandes villes chinoises, des centaines de milliers de vélos en libre-service décorent la cité de leurs couleurs vives. Parfois même trop. Ma curiosité piquée, je décide de me faire inviter chez la plus importante de ces nouvelles entreprises de vélos sans stations, Mobike.
C’est Jason He, responsable des relations gouvernementales, qui me reçoit. Sans façon, en simple t-shirt. Fils de diplomate, il a étudié à l’Université d’Ottawa et appartient à cette nouvelle génération de Chinois fonceurs, ouverts sur le monde et totalement capitalistes. Il commence notre entrevue en m’annonçant fièrement être parmi les 50 premiers employés de Mobike. La firme, qui compte à peine quatre ans d’existence, emploie déjà au-delà de 3000 personnes dans 16 pays.
L’histoire de Mobike, c’est un peu celle de la Chine: une croissance phénoménale et internationale, des capitaux qui semblent presque illimités et une course planétaire dans le but de battre ses compétiteurs.
Un marché compétitif
Jason He mentionne qu’on recense une trentaine de services de vélos en libre-service juste à Shanghaï. «Un vélo, une application et un cadenas intelligent, c’est tout ce dont une entreprise a besoin pour prendre sa place dans le marché», dit-il.
Encore faut-il par la suite se faire remarquer des usagers. La couleur du vélo est primordiale. L’orange ressort particulièrement en milieu urbain, selon les tests effectués par Mobike à ses débuts. Mais encore plus crucial est le nombre de vélos disponibles. Sans réseau de stations, il n’y a théoriquement pas de limite aux vélos qu’une entreprise a la possibilité d’ajouter à ce marché ouvert. On estime que le nombre de vélos actuellement disponibles dans la seule ville de Shanghaï (plus de 24 millions d’habitants) dépasse les 2 millions!
Le premier modèle de vélos de Mobike coûtait pas loin de 500$. Face à la concurrence croissante, l’entreprise s’est mise à produire en grande quantité un vélo dix fois moins cher. Aujourd’hui, elle s’efforce de se distinguer avec un troisième modèle dont la qualité et le prix se situent entre les deux premiers. Tous les spécialistes du vélo en libre-service sans stations s’entendent pour dire que la qualité des vélos est primordiale. Ce sont les vélos non fiables qui envahissent les dépotoirs.
Des montagne de bicyclettes
En raison de tous ces concurrents qui tentent d’inonder le marché de leurs modèles respectifs, la situation devient souvent rapidement hors de contrôle, empêchant même les gens de circuler. On rapporte plusieurs occasions où des villes chinoises ont eu à nettoyer les trottoirs de centaines de milliers de bécanes neuves mais inemployées et, tristesse!, à envoyer le tout s’empiler dans d’immenses dépotoirs. C’est un problème récurrent en particulier dans la capitale, Beijing.
Jason He m’explique que la gestion de l’offre est la responsabilité de chaque ville. Et Shanghaï est probablement, en Chine, la plus proactive du lot. Chaque vélo possède sa propre plaque d’identification, une carte SIM, un GPS et un petit ordinateur, et les entreprises doivent régulièrement démontrer l’utilisation réelle de chacun de leurs vélos. Un quota est attribué à chacune, qui cherche dès lors à se différencier, notamment par la qualité de ses montures et de son service à la clientèle. Les vélos inutilisés seront ensuite retirés de la circulation.
« Un vélo, une application et un cadenas intelligent, c’est tout ce dont une entreprise a besoin pour prendre sa place dans le marché. »
Jason He
Récompenses et punitions
Mais si on est libre de garer son deux-roues n’importe où, comment une entreprise peut-elle prévenir que ses usagers se l’approprient et le rentrent chez eux ?
En s’assurant de déployer suffisamment de vélos de qualité, expose Jason He, de même qu’en prévoyant divers dispositifs de protection… Une alarme sonore stridente provenant d’un hautparleur situé dans le cadenas, par exemple, si le vélo reconnaît par GPS qu’il est stationné à l’intérieur. Et un système où l’usager est puni et récompensé en fonction de son comportement: verrouiller un vélo au moyen d’un cadenas personnel entraînera la déduction de points qui auront pour effet de suspendre le compte de l’usager et de lui faire perdre sa caution; de bonnes actions comme déclarer un vélo brisé à l’aide de l’application ramènera plutôt l’utilisateur dans le droit chemin; et rouler d’une zone calme à une autre recherchée peut donner lieu à des primes en argent comptant.
Mieux que les stations?
Le système sans stations apparaît si convaincant que je me demande si cela ne signifie pas justement la fin des stations. Permettre de parquer les bécanes en tous lieux apporte son lot de complications… et d’avantages. Comme de savoir que le déplacement moyen d’un vélo à Shanghaï est de 1,8 km par utilisation. Ainsi, si un vélo se déplace plusieurs fois de suite de quelques centaines de mètres seulement, l’entreprise recevra un message automatique indiquant un problème relatif à la monture. Le GPS intégré permettra également de déterminer les zones les plus populaires et d’ajuster l’offre en conséquence. Et puis, l’implantation est facile et peu coûteuse, et le système est apprécié lorsqu’il est géré correctement. Ce qui se produit surtout quand les villes prennent le temps d’élaborer de véritables stratégies de développement. En laissant les compagnies s’implanter d’elles-mêmes, on en arrive aux trop nombreux dérapages comme ceux vécus en Chine et ailleurs, où les vélos se trouvaient trop nombreux et abandonnés n’importe où.
Même s’il croit en son produit, Jason He croit pourtant que les stations ne vont pas disparaître. Celles-ci demeurent d’une efficacité supérieure dans une ville où le transport en commun est développé. Les vélos libres d’attache sont aussi plus compliqués à implanter et à coordonner dans les villes nordiques, où il neige. Mobike, comme ses compétiteurs directs, ne dispose d’ailleurs pas d’entrepôts où ranger les deux-roues durant la saison froide.
Et selon Jason He, il y a en ce moment assez de villes encore à développer avant de se casser le bicycle pour celles dont le marché est déjà mature.
Fondée en 2015 à Beijing. I Maintenant présente dans 200 villes et 16 pays, du Chili à Israël en passant par l’Italie et l’Australie.
8 millions de vélos en circulation dans le monde.
Acquise en avril 2018 par Meituan-Dianping, une firme chinoise de réservation en ligne, au coût de 2,7 milliards de dollars américains. Une annonce a d’ailleurs été faite en janvier dernier que Mobike serait prochainement renommé Meituan Bike afin de mieux intégrer la marque globale.
Son principal concurrent est Ofo, soutenu par Alibaba, le géant chinois du commerce en ligne.
Aller de l’avant
J’ai été témoin, en pédalant à travers une partie de la Chine, d’une société qui se développe à une vitesse effrénée. Parfois pour le mieux, en mettant en œuvre des approches inventives, bien qu’elle commette à l’occasion de considérables faux pas environnementaux. Le vélo en total libre-service est un élément de cette révolution, et il est certainement là pour rester. Cela dit, aucune compagnie de ce genre n’est encore profitable, et toutes cherchent à tout prix des façons de commencer à l’être en devenant la référence. Il est donc primordial que les divers paliers de gouvernements encadrent cette nouvelle vogue selon les besoins de chaque région. Quelle ampleur et quelle forme cette tendance prendra-t-elle? D’après ce que j’ai vu en Chine, je suis d’avis que nous n’aurons pas longtemps à attendre avant de le savoir.