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Le blogue de David Desjardins

Acceptez-vous les frais ?

04-05-2017

Dans la vaste ouverture à l’entrée d’une usine de moulée pour animaux à 60 kilomètres de Gérone, nous nous sommes abrités pour réparer une autre crevaison.

La troisième, la quatrième. Nous ne comptions plus.

Elles se sont mises à nous tomber dessus en même temps que la pluie frigorifique. Nous ne frissonnions plus, nos corps ayant désormais passé le stade de l’inconfort pour être traversés de spasmes incontrôlables. Mes dents claquaient si fort, depuis si longtemps, que j’en avais mal à la mâchoire. Charles et Shan s’affairaient sur la crevaison. Christian et moi étions prostrés pour retrouver un peu de chaleur. Mathieu annonçait, en tremblant, le regard vide, qu’il n’était tout simplement plus en état de repartir. Le lendemain, il aurait oublié de longues plages de ces moments où son corps s’est mis en mode veille.

Dehors, la pluie qui s’était calmée reprenait de plus belle, alors que la météo annonçait un ciel entièrement dégagé, et que nous avions précisément choisi cette journée pour notre sortie-monstre (190km, plus de 3000m de dénivelé positif) en raison des prédictions favorables des oracles atmosphériques.

Mais la pluie s’était mise à tomber tandis que nous regardions Taylor Swift se trémousser sur les écrans géants d’une taverne. L’idée était d’arrêter pour le dîner aussi tard que possible. Notre sortie durerait la journée entière, autant se poser lorsqu’il ne resterait plus que le tiers de l'itinéraire à parcourir.

L’azur avalé par le noir, le tonnerre grondait. Mais dans la direction où nous nous dirigions, le ciel était bleu comme l’espoir. Soit nous attendions que passe le mauvais temps. Soit nous partions tout de suite en essayant de le prendre de vitesse pour nous réfugier sous les cieux plus cléments. Il était déjà 16h. Il ne restait qu’un peu plus de trois heures de clarté. Attendre n’était pas vraiment possible.

Nous avions réussi à fuir la pluie après quelques longues descentes, traversant finalement un village à sec lorsque Charles a crevé une première fois. Une minute plus tard, le nuage nous avait rattrapé et nous tremblions sous la pluie.

Le reste est une histoire de survie. Littéralement. Chaque fois que nous prenions enfin notre rythme, fournissant un effort qui nous réchauffait juste assez pour tenir sur nos vélos, le malheur de cette journée de guigne nous rattrapait.

Là, maintenant, il fallait trouver une solution pour renvoyer Mathieu à la maison. Dans l’entrepôt de moulée, Charles a pris les choses en main. Un client venu acheter nous-ne-savions-quoi nous est venu en aide, a demandé au seul employé du lieu de sortir une chaufferette portative, il appelé un taxi. Quelques minutes plus tard, une fois repartis, nous croisions le taxi qui allait ramener Mathieu en ville.

Notre ami sorti d’affaire, un peu plus de deux heures sur le vélo dans des conditions misérables nous attendaient.

Nous ne parlions pas. Je me suis installé dans l’effort, à nouveau, fermant ma bouche et respirant par le nez pour empêcher ma mâchoire de claquer : c’était devenu carrément douloureux. Mes mains faisaient trembler mon guidon de gauche à droite. J’avais peur de céder à l’hypothermie à mon tour, au milieu de nulle part. Et les piles des deux GPS avec lesquels nous nous orientions ont choisi ce moment pour nous avertir qu’elles allaient bientôt rendre l’âme. Toutes les deux.

C’est dans ce genre d’épreuve qu’on se découvre des pouvoirs insoupçonnés. Ici, il s’agissait, je crois, de prévenir que mon corps ne cède en me servant de ma tête. Je n’ai laissé ouverte que la carte topographique sur mon écran de GPS, afin de ne plus compter les kilomètres qui nous séparaient de la maison, et je suis entré dans une sorte de transe. Mon esprit fixé sur la seule idée d’avancer. Encore. Encore. Encore. Tourner ici. Ne pas abandonner. Ne pas écouter mon corps.

Une excellente idée. Spécialement mise à profit lors d’une subséquente crevaison, toujours sous la pluie…

Puis, à environ une dizaine de kilomètres de Gérone, tandis que nous traversions l’un de ses innombrables petits chemins de traverse qui tricotent sa campagne, le soleil est reparu. Un arc-en-ciel le suivait de près. Et enfin, la ville s’est annoncée à l’horizon. Le clocher de la cathédrale. Quelques édifices en hauteur. Je revenais de loin. Et j’avais faim de tout. Y compris des paysages qui retrouvaient leur attrait et dont je m’émerveillais à nouveau, comme s’il ne s’était rien passé de grave, plus tôt.

Ou peut-être que je les trouvais beau justement à cause de notre épreuve. Comme si j’avais du payer pour les admirer de ce point de vue privilégié. Et comme si la nature m’avait rappelé qu’elle nous prête ce territoire dans lequel nous évoluons, que nos mésaventures sont aussi des aventures, et qu’elles meublent nos imaginaires, nos récits, et habitent le narratif de notre vie de cycliste qui est comme tout le reste de nos existences : imprévisible, belle parce qu’imparfaite, chaotique et parfois épeurante.

Nous sommes rentrés dans Gérone, ses pavés inégaux trempés. Nous avons retrouvé Mathieu, arrivé avant nous, douché, couché dans son lit sous les couvertures. Nous nous sommes assis pour nous raconter le mauvais rêve éveillé que nous venions de faire et qui hanterait désormais le récit de nos vies cyclistes. Pour reprendre l’expression de Charles, l’aventure avait appelé, et nous avions accepté les frais.
 

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