Je vous avais promis un dernier volet de ce carnet en forme de cartes postales. Elles sont cependant trop nombreuses pour s’insérer dans un seul billet. Voici le premier de deux, dans une série de trois. Si vous ne me suivez pas, ce n’est pas plus grave. Ce qui suit est moins compliqué.
Le temps
Le village de Levens apparaît au terme d’une série de virages rendus aveugles par les caps rocheux auxquels s’accroche la route, tortueuse. Des murs minéraux qui plongent dans la rivière La Vésubie, tout au long, depuis Duranus, un peu plus au nord.
Détour de reconnaissance en passant par la station-service, puis les rues avoisinantes ; nous demandons l’emplacement de la boulangerie à deux villageois qui portent l’ostentatoire baguette. C’est en haut, indiquent-ils. Juste sur la route où nous étions en entrant dans le village.
Quelques coups de pédale nous amènent au sommet d’une déclivité semblable à celle dans laquelle s’enracinent la plupart de ces hameaux. Toujours en pente, toujours à s’accrocher au flanc d’une montagne, aux parois d’une vallée. C’est sans doute ainsi, en se fondant au roc, à la surface dure du monde, qu’ils parviennent à s’extraire du temps pour n’évoluer qu’au rythme de la lente érosion des vents qui viennent des Alpes et de la mer. Ici, le temps va tellement moins vite.
Notre accent amuse le personnel et les clients de la boulangerie, comme toujours. Quelques jours plus tard, on me dira que le mien ressemble à celui de Garou. Ce qui est à peu près l’équivalent de dire à un Vietnamien qu’il ressemble à Bruce Lee, mais bon, visiblement, la rectitude politique n’a pas encore effleuré ce coin de France. La meringue couverte de chocolat offerte avec mon sandwiche à Levens se nomme « tête de nègre ».
Le soleil fait tomber les rayons paresseux d’un printemps timide sur la terrasse. Les bourgeons commencent à émerger des branches des platanes. Les feuilles sont encore petites et chiffonnées. Nous engloutissons nos sandwiches, et comme d’habitude, nous nous moquons du contenu ennuyeux de celui de notre ami végétalien, bien triste dans ce coin d’Europe qui, malgré sa proximité avec la Méditerranée, baigne dans le beurre autant que dans l’huile. Et le fromage. Et les animaux morts sous toutes leurs formes délicieusement comestibles.
C’est la seconde journée. Les quelque 140km s’écoulent comme un bonheur parfait. Hors du temps, eux aussi. Une longue montée après Levens nous permet de basculer vers un col qui serpente et nous mène en bas vers Contes, puis l’Escarène, que nous escamotons pour débouler vers La Turbie. Premier passage sur les corniches à l’est de Nice. Nous naviguons à vue, mais souvent sans. Les virages sont des actes de foi. Puis nous sombrons dans le trafic de la ville.
L’autre Madone
À Nice, tout le monde vous parlera du col de la Madone. Avec celui d’Èze, c’est le plus imposant des cols environnant la ville. Les plus costauds sont cependant en retrait, au nord, adossés aux Alpes. Comme à Utelle. C’est là, au sommet de cette belle grimpe de 14 km que se terminait l’étape-reine du dernier Paris-Nice. Nous, nous n’étions qu’à la moitié de notre périple du jour au moment d’y monter. Ce qui explique nos temps, ma foi, tout à fait honorables, si l’on se fie au palmarès des concours de quéquettes qu’est Strava.
844m de dénivelé, dans une charge menée à fond. 44 minutes dans la zone, à me demander pourquoi je me fais subir cela même si je connais la réponse : je veux être le plus rapide, chaque fois. Du moins, aller à fond et parvenir à tenir le moteur dans cette zone d’extrême inconfort le plus longtemps possible. C’est un jeu avec soi. C’est la « game » de l’athlète à laquelle je joue en amateur : trouver la frontière du corps et de l’esprit, puis la repousser. C’est ainsi que je vis toute ma vie. Dans une compétition qui est avant tout avec moi-même, avec tout ce qui me tire vers le bas quand je sais que le bonheur est tout en haut, mais qu’il faut souffrir pour y parvenir.
C’est n’est donc qu’en redescendant que je prends le temps de contempler le paysage, rugueux, brut. Le haut de la montagne, au niveau du sanctuaire, est presque chauve. Constellé de buissons ça et là. Comme la tête d’un moine, elle est ensuite, plus bas, cerclée d’un anneau de conifères. Puis elle se dégarnit à nouveau pour n’être qu’une route plaquée sur du roc nu. Le village d’Utelle que l’on traverse à cinq kilomètres du sommet est silencieux comme la mort. Ma pulsion pour celle-ci est d’ailleurs bien faible dans cette descente que je négocie avec une prudence qui confine à l’ennui. Un accident, la veille, aura refroidi mes ardeurs. Elles s’animeront plus tard en semaine. Pour le moment, je retrouve mes bases.
Les gars sont affamés. Moi, ça va. J’avais emporté quantité de noix et de fruits secs en plus de barres énergétiques. C’est mercredi, et presque tout est fermé dans les villages aux alentours. Sauf un SPAR, petite épicerie que nous dévalisons, affamés. Dans le stationnement, devant les clients amusés, nous engloutissons des baguettes dans lesquelles nous avons fourré d’immenses tranches de jambon de Parme, des morceaux de fromage, de la laitue et des chips au paprika. Ces derniers sont là pour la texture comme l’assaisonnement. Nous sommes le cauchemar éveillé de Joël Robuchon.
L’orteil de René Vietto
Le Col de Braus, que nous grimperons deux fois pendant notre périple, est l’un des très beaux du coin. Il se prend facilement par Conte, ou par le col de Nice. L’autre versant de la montagne nous amène au joli village de Sospel.
Les rampes sont souples, amples ; leur pourcentage, comme souvent ici, oscille entre les 5 et 8%. C’est à l’usure plutôt qu’au marteau que ces cols nous font mal. Dans l’un des derniers virages, on aperçoit en bas le serpentin des lacets parcours quelques minutes plus tôt. Un zigzag de pierres et de bitume se déploie. Sorte de veine grise qui témoigne d’une présence humaine dans ce décor sauvage, où, non loin, les Alpes, impériales, montent la garde.
Tout en haut, une stèle à René Vietto a été érigée. Le coureur de grands tours est connu pour son sens du sacrifice. Non seulement il a déjà cédé ses deux roues à son leader, la légende veut aussi qu’il se soit fait couper un orteil, nécrosé, au milieu d’un Tour de France, afin de pouvoir terminer l’épreuve. Il paraît même que cet orteil serait quelque part, dans un bocal rempli de formol, dans un bar de Marseille.
Je descends à Sospel en pensant à l’orteil de René Vietto et en évitant un gros berger des Pyrénées identique à celui dans Belle et Sébastien. Le dessin animé. Parce que je n’ai pas vu le film.
Au village, nous dînons dans un café qui n’a sans doute pas changé depuis 40 ou 50 ans, tel qu’en témoigne la patine du comptoir de bois. En errant, nous trouvons la place de l’église, en retrait, au bout d’une allée. Et là, je regarde enfin le décor avec les yeux de mes deux compagnons qui sont ici en Europe pour la première fois.
Mes souliers claquent sur les pavés constitués de petits cailloux érodés, lisses. Je suis entouré par les murs multicolores des maisons, la façade d’une église immense, ses portes de bois ouvragé et le revêtement décati des murs. Je constate à nouveau à quel point tout, chez nous, est neuf. Mais aussi avec quelle tragique stupidité nous avons laissé l’idée de la modernité -et une conception un peu étrange de la propreté- transformer nos villages en monuments à la laideur. Partout, chez nous, règnent le Canexel et la tôle. Pourtant, ici aussi on rénove. Mais on refait des toits en tuiles comme les vieux. On remet du crépit sur les murs comme autrefois. On respecte les couleurs dominantes du village. On honore l’esprit du lieu. Ce n’est pas autant une forme nostalgie qu’une idée voulant que la beauté qui a su traverser les époques demeurera encore longtemps valable. Ce qui n’est pas souvent le cas du goût du jour.
C’est peut-être aussi un rapport à l’histoire qu’il nous manque. Notre mémoire désormais étouffée par les couches successives de tôle et de plastique. Je sais pas trop.
(à suivre)