Le temps des adieux approche. Je contemple l’arrivée de l’hiver avec un pincement au coeur. Il faudra bientôt ranger les vélos. En attendant, je profite de chaque instant.
Le feuillage est parti d’un coup. Les bois décharnés se laissent traverser par le vent d’automne. La forêt est grise comme un visage de fumeur.
Il y a cinq voitures en comptant la mienne dans le stationnement de E47. Petit matin de semaine rendu croustillant par le mercure qui s’amuse à faire de la chute libre la nuit. Les sentiers sont encore superbes. À peine humides. J’y reviendrai bientôt en fat. Mais ce sera pas pareil. Les gros pneus, la neige, c’est drôle. Mais ça n’a rien à voir avec ceci. C’est un succédané. La méthadone du junkie cycliste pour pallier le manque.
Je monte en ne croisant pas âme qui vive. C’est inhabituel, ici. Je profite de cette solitude. Je l’inhale avec l’air frais et un peu humide qui annonce le crachin à venir. La monture se comporte bien. Le corps et l’esprit sont alertes. Puis je descends comme si c’était la dernière fois; ce l’est peut-être, qui sait? Le couteau entre les dents. L’œil du tigre. La semaine dernière, sur un tapis de feuilles qui m’empêchait de voir le sentier -ses racines, ses trous, ses cailloux- j’ai fait mon meilleur temps à vie dans une piste que j’emprunte presque chaque semaine au Mont-Sainte-Anne. Je m’abreuve d’adrénaline avant le sevrage. Et puis, plus tu vas vite et moins tu risques qu’un roue se coince quelque part. Comme en ski, à un certain moment, tu flottes sur la surface.
Je remonte. Puis redescends. Je compte les mois qui me sépare du printemps. J’ai hâte de skier. J’ai un nouveau fat qui m’attend. Je redoute un peu le peu manque même si l’hiver me fait apprécier l’été; absence makes the heart grow fonder, comme disent les Anglos. N’empêche que ça va être long. Je m’ennuie avant même que ce ne soit terminé.
Accrocher les vélos
Le lendemain, je saute sur mon vélo de route à 16h. Direction ouest. Vent de face au départ, comme d’habitude. Le soleil décline bien trop vite. Dans l’urgence, je fonce comme un perdu, avide d’avaler 50km d’asphalte avant la noirceur; j’ai quitté sans mes lumières, convaincu que je pourrais en faire 70 sans problème.
Mais la fenêtre se referme un peu plus de jour en jour, laissant au cycliste quelques miettes de clarté à grignoter après le boulot.
Je fonce comme un perdu. Les grosses watts qui s’affichent sur mon ordinateur de bord me confirme que je n’ai pas de mauvaises jambes; ma souffrance est à l’échelle du résultat. Le vent me nargue cependant et m’empêche d’aller aussi vite que je ne le souhaite. À St-Augustin, le soleil est si bas que je dois rebrousser chemin.
La lumière projette des ombres longues à ma gauche sur le retour. Les voitures et les camions qui arrivent derrière moi on l’air de monstres en avance pour l’Halloween. Je continue de défoncer mes pédales et de tordre les manivelles. Mon souffle s’accélère et porté par le vent, je file maintenant à une vitesse folle. 45km/h. 50km/h. 55km/h. J’attaque chaque petite bosse. Je tourne les jambes comme un perdu dans les faux plats descendants.
Je connais chaque centimètre de cette route que j’ai emprunté des milliers de fois dans ma vie. Des dizaines et des dizaines, seulement cette année. Je m’en lasse au bout d’un moment. Puis je me surprends, ce soir, à songer qu’elle va me manquer.
J’arrive à la maison avec les dernières lueurs. Quelques nuages cotonneux se déchirent et s’effilochent dans le ciel orange et rose à l’ouest. Devant moi, il vire déjà à l’indigo.
Je compte les jours avant les grands froids. Ceux aussi avant que l’on ne change l’heure. C’est le temps de se préparer aux adieux. Je chéris chaque moment sur le vélo comme si c’était le dernier. Parce que je sais qu’à partir de maintenant, ce l’est peut-être.