Tony Girardin collectionnait un peu les vélos quand, fasciné par un Marinoni qui traînait chez lui, il est débarqué à Terrebonne, sur les terres de l’ours mal léché qu’est Giuseppe Marinoni.
Faut-il encore raconter qui est Marinoni, débarqué au Québec dans les années 1960, dominant la scène cycliste avant de faire mille boulots, puis de se lancer dans la confection de cadres ?
Pour les cyclistes, le coureur devenu artisan est entré dans la légende. Pour les autres, il est un personnage fascinant à découvrir, et que Girardin a habilement sondé.
« Je l’ai connu il y a six ou sept ans, se souvient le réalisateur à la filmographie confidentielle jusqu’ici, et ça m’a pris environ quatre ans pour le convaincre de faire le film. Il a fallu deux ans pour le tourner, le monter. Je l’ai complété il y a environ un an. »
Le long métrage qui suit l’homme de 75 ans tandis qu’il s’entraîne pour battre le record de l’heure arrive donc en salle cette semaine, après avoir séduit les publics de nombreux festivals, dont les Hot Docs de Toronto, les RIDM, Vancouver…
Les premières minutes du film sont aussi les premières du tournage, raconte Girardin. Et tout de suite, la relation avec le cinéaste qui tourne seul, avec les moyens du bord, vire à l’affrontement.
Disciple de Rossin, lui-même artisan pour le compte de Colnago autrefois (et que le réalisateur est allé rencontrer en Italie, pour lui parler de la formation de Marinoni), l’irascible Italo-Québécois déteste qu’on lui parle quand il travaille. Et plus encore d’être filmé.
« Lui et sa femme Simone ne comprenaient pas que je veuille faire un film sur eux, sur leurs vies. C’est en leur proposant de faire un documentaire sur le record de l’heure que je les ai convaincus. »
« Je me souviens, dit Girardin en riant, Giuseppe m’a dit : je ne comprends pas que quelqu’un veuille faire un film sur un immigré aux mains sales comme moi. »
C’est tout Marinoni : une légende, un monument conscient de sa stature, capable d’esclandres, de colères homériques. Et en même temps, un paysan, dont l’humilité n’est pas feinte, mais bien inscrite dans son ADN culturelle.
La grande beauté
De facture classique, avec peut-être comme principal défaut sa narration un peu coincée, le film de Girardin aurait pu se contenter de sa première partie, tellement le personnage est riche, coloré, et qu’on découvre chez lui un humour brut et une chaleur humaine issus d’un ailleurs comme d’une autre époque.
Mais le film décolle véritablement dans sa seconde partie, tandis que le bonhomme et le cinéaste s’envolent pour l’Italie, où aura lieu la tentative du record de l’heure.
Soudainement, le temps s’étire, on filme un peu l’ennui, l’attente, les rencontres fortuites, les balades dans le cimetière familial, le village natal. « Là, il n’y avait que nous deux, on voyageait ensemble, on a vraiment appris à se connaître, ça paraît dans le film », raconte le réalisateur. Et effectivement, on sent les liens qui se tissent, au fil de révélations, dont cette scène tirée de la mémoire de Marinoni enfant, qu’il raconte: souvenir du petit homme qui voit des résistants être exécutés par les fascistes devant chez lui.
Mais c’est dans l’une des scènes clés de cette seconde partie que Girardin déploie véritablement son intelligence cinématographique, pendant que Pépé Marinoni s’essaie au record. « Je trouvais que montrer quelqu’un qui tourne en rond sur une piste, c’est un peu ennuyeux », dit-il. Alors, en contrepoint à l’effort déployé, il montre l’artisan, parti à la chasse aux champignons, qui en trouve de gigantesques, et semble soudainement dénicher une talle après l’autre sous les arbres. Et là, il a ce sourire, immense. L’excitation est juvénile. « Je ne l’avais jamais vu aussi content », dit Girardin.
C’est le sourire du type qui travaille par plaisir, jour après jour, le dos voûté sur les cadres qu’il fabrique encore. Le sourire de celui qui se contente de plaisirs simples, qui roule encore 8 000 km par an, aime manger au buffet chinois près de son usine, cultive des légumes et ramasse les œufs que pondent ses poules chez lui. Et c’est là qu’on comprend que ce film n’en est pas un sur une légende vivante. Mais bien sur un immigrant aux mains sales, dont l’humanité que raconte ce film illumine de par grande beauté.