L’an dernier, l’épreuve des pavés avait été décisive pour Vincenzo Nibali. Dans la sauce grise de l’enfer du nord, sur des routes aussi glissantes que si on les avait enduites d’huile, le requin de Messine avait habilement navigué, laissant ses rivaux loin derrière, grâce à un évident talent de pilote et d’imparables lieutenants.
Ce coup avait porté, gravement.
Sur le sec, cette année, entre Seraing et Cambrai, ce fût une autre histoire. Le détenteur du titre a bien essayé de répéter l’exploit et s’envoler, en vain : les grands favoris sont entrés presque main dans la main à la ligne. Ou enfin, au sein d’une chasse de dernière minute, dont tout le monde devant son écran souhaitait qu’elle échoue.
Pour le spectacle. Pour le Tour. Pour le vélo.
À 3km de l’arrivée, Sagan et Degenkolb papotaient. Chris Froome prenait le temps de repérer un fan sur le bord de la route pour lui lancer son dernier bidon. Une cassure avait été comblée quelques hectomètres plus tôt, et l’autre groupe de poursuite –duquel faisait partie un Thibault Pinot, qui voit ses chances de répéter son exploit de l’an dernier disparaître un peu plus chaque jour- était loin derrière, à plus 3 minutes.
Et là, pendant que tout ce beau monde se regardait, que les commentateurs constataient ce flottement –du moins, ceux de Eurosport-, bang ! Tony Martin est parti, et tout le monde l’a regardé faire, puis a regardé son voisin, et le temps de dire « panzerwagen !», la locomotive allemande avait dit auf wiedersehen aux sprinters qui reluquaient la victoire d’étape.
S’est finalement amorcée une poursuite qui, débutée un peu plus tôt, aurait ravi à Martin son moment de gloire. Mais non. Sur un vélo emprunté à un coéquipier, alors que la voiture d’équipe tardait à lui venir en aide après une crevaison, il a écrasé les pédales, pris les nombreux virages à pleine vitesse, tandis que les commentateurs hurlaient et que je retenais mon souffle. Pas vous?
Derrière, comme une avalanche mortelle, comme un monstre marin fondant sur sa proie, le peloton s’amenait. Et à chaque virage, il était un peu plus près. Martin allait-il réussir ? Je l’espérais de chaque fibre de mon corps, à ce moment. Les derniers 100 mètres, j’étais littéralement sur le bout de ma chaise, et la distance semblait soudainement se dilater. 50 mètres en devenaient 500.
Un regard derrière, un autre, les jambes noyées dans le lactate, l’effort rendu plus pénible encore par l’inclinaison du sol avant la ligne, Martin a finalement passé celle-ci quelques secondes avant le peloton, s’emparant du maillot jaune (qu’il perdra sans doute sous peu), et nous gratifiait de son plus contagieux sourire de gamin.
Voilà pourquoi j’aime le Tour. Et le vélo. Pour la bravoure récompensée, parfois, et qui est le tribut de ceux qui essayent, échouent souvent, puis touchent à la gloire comme vient de le faire Tony Martin.