Réflexion sur le désir de performance, le sport et les aléas ordinaires de la santé mentale. Premier texte de deux.
La plupart du temps, le stratagème fonctionne à la perfection.
J’ai une humeur de truck. Le monde entier m’exaspère, en particulier moi-même. Je n’ai plus le goût de rien, et surtout pas de travailler. Mais pas non plus de lire, de regarder la télé ou que sais-je encore.
Je n’ai même pas vraiment envie d’aller rouler. Mais j’y vais malgré tout. Parce que je sais que, neuf fois sur dix, au bout de 4 ou 5 kilomètres, mon humeur passe au neutre. Puis à mon retour, je vais mieux, et je peux me remettre à travailler ou faire ce qui doit l’être.
Une défaillance
Mais il y a de rares fois où même cet universel médicament ne fonctionne pas. Et j’avoue que ça me fait peur. Parce que ce que ça signifie dans ma tête lors de ces moments où je panique un peu, c’est que je pourrais perdre le goût de faire une des choses que j’aime le plus au monde. Que ma santé mentale, pourtant pas particulièrement éprouvée, pourrait soudainement me trahir.
Je travaille dans des conditions que d’aucuns pourraient considérer idéales : j’ai un ami pour associé, nous sommes sur la même longueur d’ondes la vaste majorité du temps et nos affaires vont bien. Je ne suis pas riche, mais je ne peux pas me plaindre. J’ai une fiancée que j’adore. Une grande ado de fille dont je suis fier. Des amis trippants. Ma mère est en pleine forme. Mes frères et sœur itou.
Je travaille beaucoup. Peut-être trop. Je m’entraîne beaucoup. Peut-être trop. Mais en même temps, je suis excessif de nature; il m’a fallu presque toute la vie pour faire une simple balade à vélo, soit de ne pas aller à fond, jamais, lors d’une sortie, sans me sentir mal.
Mais l’autre jour, je suis allé jusqu’au Quai des Cageux, le long du fleuve, avec ma blonde. On a niaisé là un peu et on a jasé, puis nous sommes revenus lentement en discutant encore. Je n’ai pas du faire ça trois fois dans ma vie. Et j’y ai pris un plaisir inconnu jusque-là.
Toujours performer?
C’est ce petit épisode m’a fait réaliser que mon désir de performance commence peut-être à m’accabler. Et que cette menace qui plane, cette défaillance passagère de ma santé mentale, c’est possiblement le fruit d’en avoir trop fait, tout le temps. De n’avoir que deux vitesses : pleins gaz et à l’arrêt.
J’ai passé à travers quelques-uns de ces épisodes de 24 ou 48 heures de déprime-que-même-le-vélo-ne-pouvait-guérir pendant l’été qui m’ont effrayé. Parce que cette envie de rien, cette sorte d’apathie qui vous donne envie de vous rouler en boule dans un coin, c’est un peu comme le nuage de saleté que trimbale le personnage de Pig Pen dans Charlie Brown. Vous sentez que ça vous colle à la peau sans comprendre comment vous en défaire. Ça éloigne les autres parce votre humeur les tient à l’écart. Quant à moi : cela réduit ma patience à néant, je dois me parler pour ne pas être désagréable au travail, avec ma fille ou ma blonde, et ça ne fonctionne pas toujours.
Et comme je le disais, même une ride de bike ne pouvait pas me guérir, alors que depuis des années, c’est ce qui égalise mes humeurs, avale mes colères et assène assez de coups de pieds dans mes blues pour qu’ils passent enfin dans la porte et fichent le camp.
Au retour d’une de ces sorties infructueuses qui m’ont vu revenir d’aussi mauvais poil que j’étais parti, je me suis même demandé si j’aimais encore rouler. Et j’ai freaké ben raide : ça m’a plongé dans une encore plus mauvaise humeur. Le cyclisme fait partie de mon ADN. C’est une part de mon identité que je remettais en cause.
Étais-je au bord du burnout? Est-ce que je m’ennuyais dans ma vie? Ou si, tout simplement, j’avais besoin de vacances?
Peut-être que c’était quelque chose de plus profond aussi… Je me suis demandé, pour la première fois depuis longtemps, très longtemps : pourquoi je fais tout ça.
Et même : pourquoi je roule?
(La suite de ma réflexion dans un prochain texte.)