Je me réjouissais récemment de l’apparente ferveur pour le tourisme cycliste. Mais peut-être a-t-on aussi atteint, à certains endroits, le point de rupture.
Jeudi dernier, dans Sa Calobra, sans doute la plus mythique montée-descente de l’île baléare qu’est Majorque, on se serait cru dans le Vieux-Québec, dans Barri Gotic à Barcelone, dans les rues gorgées de visiteurs à Lisbonne, à l’entrée du Louvre, dans le Trastevere à Rome un samedi soir, sur le Pont Charles à Prague, autour du Duomo à Florence ou dans un resto de homards à Old Orchard pendant les vacances de la construction.
Impossible de se laisser griser par la gravité en roue les libre dans les célèbres lacets jusqu’au niveau de la mer. Autobus, voitures et cyclistes par douzaines embourbaient la route. Il nous aura fallu presque autant de temps à descendre qu’à monter.
Le problème? Nous en faisions partie.
On ne peut pas s’insurger contre le tourisme de masse autrement qu’en le constatant de visu, pour voir comment il nous transforme en bétail se dirigeant béatement vers les mêmes destinations.
De même, chaque fois que l’on trouve un nouvel endroit pour se réfugier, quelques influenceurs auront tôt fait d’y attirer les « early adopters » qui, eux, aimanteront à leur tour les gens qui consultent leurs publications et celles des médias plus ou moins spécialisés.
Sentiers un peu moins battus
À l’Ouest de l’île, au nord de Palma, les cols sont beaucoup moins achalandés. Mais ils étaient carrément déserts il y a 8 ans. De Valldemossa à Andraxt puis en revenant par Calvi, j’avais croisé 4 ou 5 cyclistes. Vous pouvez multiplier ce chiffre par 50 pour obtenir la réalité actuelle. Et c’est encore tranquille: les paysages y sont plus sauvages et moins exploités. Cela évite que les autobus s’y agglutinent. Les cyclistes préfèrent aussi l’Est de l’île, à proximité d’une quantité phénoménale de cols, de chemins de traverse, de petites bosses tranquilles plus au Sud.
Je ne dirais pas que nous nous faisons chier. Je n’ai pas vécu la même insoutenable expérience qu’à Barcelone (il y a 10 ans), ou à Florence et à Rome (l’an dernier). Ça n’a rien à voir et, le soir, les rues sont d’une extrême tranquillité malgré l’affluence de sportifs.
Le problème, c’est qu’il ne semble pas y avoir de réelle solution au tourisme de masse. Nous sommes des êtres grégaires. Nous suivons le courant. Nous cherchons l’évasion dans la familiarité.
Dans une de leurs chansons que je préfère, le groupe Parquet Courts décrit parfaitement l’esprit de douloureuse lucidité qui teinte le monde du voyage aujourd’hui pour quiconque interroge le concept : « Travel where you are, tourism is sin / these are the ruins we left behind / you can take pictures of them. »
On se demande de quelles ruines il s’agit. Serait-ce les restes de paysages et de villes et villages une fois qu’ils ont été saccagés par le tourisme de masse?
C’est plus joli sans tous ces gens
Nous savons que le tourisme tue les lieux que nous aimons. Mais nous partons quand même, nous rejoignons la foule, nous salissons des paysages en les bondant de gens, de déchets (il y a des enveloppes de gels et de barres partout sur les routes, ici). Les cyclistes agissent comme des dieux sur les routes. Ils ne regardent jamais s’ils dérangent les autres de leur espèce ou les véhicules dont ils bloquent le passage. Ils s’engagent dans des voies sans jeter un œil derrière. Loin de la maison, ils deviennent souverains. « Je paye donc j’ai l’doua ». Les touristes cyclistes ne sont pas moins cons que les autres.
Mais encore, je fais partie de problème. Je suis ici. Je contribue à l’achalandage, à la hausse du prix des logements locatifs et, plus généralement, de l’immobilier. Je fais quoi? Je reste chez moi? Ou alors je pars à la découverte de lieux nouveaux avant que ceci ne soient à leur tour assaillis… et je participe ainsi à leur éventuel envahissement?
Je n’ai pas de réponse. Ça se joue entre ma conscience et mon envie de partir. La première ne gagne pas souvent à ce jeu. C’est bien le problème.