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Papa Amadou Touré : L’homme qui multiplie les cyclistes

04-10-2023

© Jacques Sennechael

Papa Amadou Touré a sept ans lorsqu’il fait du vélo pour la première fois. On est à Dakar, au Sénégal, dans les années 1980. Il vient d’emménager chez ses grands-parents maternels. C’est le chauffeur de ces derniers qui lui enseigne à pédaler. Ce fut un coup de cœur.

Je vivais dans une maison où il y avait beaucoup de discipline, se remémore- t-il. Il fallait faire les devoirs, se coucher à l’heure. Je vivais avec des personnes âgées, c’était un peu ennuyant. Mais dès que je partais à vélo, j’étais heureux. » Le vélo devient son moyen de transport principal : pour aller au lycée, puis à la faculté de médecine où il étudie. « On disait : “Papa Amadou est bizarre.” J’étais le seul qui venait à l’école à vélo. »

En 2003, le jeune étudiant en médecine déménage à Montréal. En outre de tous les obstacles liés à l’immigration et des démarches pour obtenir une résidence en médecine, il doit s’occuper d’un bébé d’un an. « Les premières années, je ne pensais pas du tout au vélo. » Mais la séparation ne sera pas bien longue. Son diplôme n’étant pas reconnu ici, il se cherche un emploi à gauche et à droite. Il tombe finalement sur un contrat de courrier à vélo. « C’est comme ça que le vélo est revenu dans ma vie. C’est comme s’il me disait: “Tu m’as oublié !” »

Une fois que Papa Amadou Touré a de nouveau enfourché son vélo, son regard sur sa ville d’adoption a complètement changé. « Je voyais au quotidien que quelque chose ne fonctionnait pas dans certains quartiers. J’ai travaillé pendant un moment dans une usine de plastique dans le quartier Saint-Michel. Je sortais du travail à bicyclette alors que mes collègues attendaient tous l’autobus. Je ne comprenais pas pourquoi ils n’étaient pas à vélo. »

En 2009, il a un coup de génie : il effectue un sondage auprès de résidents des quartiers Parc-Extension, Côte-des-Neiges et Ahuntsic, où habitent beaucoup d’immigrants. La première question : « Pourquoi ne fais-tu pas de vélo ? » Il découvre que 85 % des répondants ne savent pas faire de vélo. C’est ainsi qu’il devient l’homme qui multiplie les cyclistes.

© Jacques Sennechael

Un travail colossal

Papa Amadou Touré démarre son entreprise en 2009. Avec Caravane, la grande pédalée, il propose des formations à ceux et celles – ses élèves sont surtout des femmes, souvent venues d’Afrique du Nord – qui souhaitent apprendre à pédaler. Depuis, ce sont plus de 3200 personnes qui ont suivi la formation de 5 heures qu’il offre dans une cour d’école du quartier Rosemont. « Et ça, ce sont seulement les gens qui ont les moyens de se payer le cours ! » note-t-il. Car en près de 15 ans, il a reçu des centaines de messages de gens désireux de bénéficier de ses services, mais qui n’avaient pas le budget nécessaire.

Malgré la barrière économique, ses cours sont extrêmement populaires, et Papa Amadou Touré ne chôme pas. D’avril à octobre, il enseigne à des centaines de personnes. En 2022, 315 élèves ont profité de ses conseils. « Je travaille de 55 à 65 heures chaque semaine, raconte-t-il. Mes journées se terminent parfois à 20 h. Après la saison, je suis fini, j’ai besoin de reposer mes chevilles. » Il profite de la saison froide pour reprendre des forces, dans son chalet en Outaouais.

On ne doit pas se leurrer : la fatigue que ressent Papa Amadou Touré à l’automne n’est pas que physique. Car le travail d’inculquer les rudiments du cyclisme le mène également à jouer un rôle qui s’apparente à celui d’un psychologue. « Il faut être présent, patient, soutient-il. Il y a un côté technique, mais l’aspect personnel est super important. Selon la communauté culturelle dont la personne est issue, il faut s’adapter. » L’écoute est une qualité essentielle dans son métier. « Pour beaucoup d’élèves, c’est une démarche importante. Certaines vont entendre parler de moi plusieurs années avant de se décider à me contacter. Et lorsqu’elles le font, elles m’écrivent de longs courriels dans lesquels elles m’expliquent des choses très intimes sur leur relation à la bicyclette. » La charge émotionnelle et la confiance que ses élèves lui accordent sont des aspects que l’instructeur prend très au sérieux.

Des freins systémiques

Malgré l’énorme succès de ses formations et la grande popularité dont il bénéficie dans certains milieux (difficile pour lui de se promener en ville sans que quelqu’un le reconnaisse), Papa Amadou Touré constate qu’il reste encore beaucoup de travail à accomplir pour que le vélo devienne accessible à toutes les couches de la population. « En 2009, j’étais le seul Noir à faire du vélo à Montréal, se rappelle-t-il. » Et aujourd’hui ? « Je suis allé récemment à la conférence de presse où on annonçait le financement pour le Réseau express vélo. J’étais encore le seul Noir dans la salle », soupire-t-il.

Malgré tout, il admet que les choses bougent, lentement. « Lorsque j’ai lancé le projet en 2009, personne ne comprenait pourquoi c’était important », se souvient-il. Il écrit alors aux maires de l’époque, Gérald Tremblay puis Denis Coderre, mais n’obtient jamais de réponse. Aujourd’hui, il est en contact avec les élues responsables du dossier vélo de l’administration de Valérie Plante et siège au Comité vélo de la Ville. « Si quelque chose a changé, c’est que ce sont des femmes qui ont pris le contrôle. Quand des femmes se mettent au volant – au guidon, plutôt –, elles sont plus impliquées, elles tentent de comprendre. »

Il n’en demeure pas moins que grandes sont les barrières qui empêchent que les personnes issues de l’immigration aient l’impulsion de se mettre au vélo. L’une d’elles est culturelle : pour prouver aux proches restés derrière qu’on réussit dans ce nouveau pays, on leur enverra une photo de la voiture qu’on possède. Mais les barrières sont aussi systémiques : « Lorsque mes élèves ont terminé le cours, ils veulent acheter un vélo, note l’instructeur. Mais ça coûte cher. » Pour pallier le problème, Papa Amadou Touré a pendant quelques années offert des vélos qu’il réparait lui-même dans ses temps libres. Il s’est rapidement rendu compte que le jeu n’en valait pas la chandelle, car certains vélos lui demandaient 15 heures de travail.

© Jacques Sennechael

Une passion sans bornes

Papa Amadou Touré ne manque pas d’idées, et son amour du vélo est aussi fort qu’au premier jour. « Imaginez si on affichait dans les stations de métro qu’un cours de vélo est offert gratuitement par la Ville, rêve-t-il. On changerait le visage de Montréal. » Sa passion pour la petite reine vient en partie de sa formation médicale, qui le mène à s’intéresser aux questions de santé publique. Il constate que le vélo est également un formidable outil d’intégration pour un nouvel arrivant. « Si on ne se déplace pas à vélo, on ne connaît pas la ville », estime-t-il.

Une chose est certaine : ses efforts portent leurs fruits. Chaque année, il reçoit des courriels d’anciens élèves. « Il y a deux ans, j’ai reçu un message d’un élève d’origine algérienne à qui j’avais enseigné en 2010. Il est devenu directeur de la section vélo dans un Sports Experts ! » se réjouit-il. C’est comme ça, aussi, qu’il participe à l’intégration des nouveaux arrivants.

La renommée de Papa Amadou Touré n’est plus à faire. Ses étudiants l’adorent. Cet amour s’explique entre autres par le charisme du Sénégalais d’origine, dont le sourire éclatant et l’enthousiasme donnent immédiatement confiance. C’est également la présence patiente de ce passionné du vélo, prêt à passer des heures avec un élève pour qui l’apprentissage est plus difficile. « Mes élèves me parlent de deux choses : de leur rêve de faire du vélo et de leur peur de tomber. Mon rôle, c’est d’enlever la peur et de réaliser le rêve », résume-t-il. « Le vélo mérite ça », répond Papa Amadou Touré lorsqu’on lui parle de son dévouement. « Tout le monde devrait pouvoir avoir accès au vélo. » En outre de la formation pour adultes, Caravane, la grande pédalée organise des cours pour les enfants et des ateliers mécaniques.

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