La caméra du documentaire du Devoir le montre en train de lacer ses chaussures de vélo, d’enfourcher sa monture et de donner son premier coup de pédale. Depuis son appartement dans Villeray, à Montréal, Henri Do vient de s’élancer pour un périple d’environ 800 km en direction de la Gaspésie. Il le terminera en un peu plus de 30 heures – un éclair. Il vient également de poser un geste important : prouver aux gens qui lui ressemblent qu’ils ont eux aussi une place dans le monde cycliste.
Au cours des dernières années, en marge des décès de George Floyd et de Breonna Taylor aux États-Unis, tous les milieux sportifs ont été appelés à revoir leurs pratiques vis-à-vis des minorités visibles. Beaucoup d’entre eux ont dû se rendre à l’évidence : le racisme systémique y était bien implanté. Le monde cycliste ne fait pas exception. Les critiques avaient d’ailleurs fusé, à l’époque, devant le silence relatif de la communauté qui avait, selon certains, beaucoup tardé à se prononcer dans la foulée des manifestations de Black Lives Matter.
C’est que le cyclisme demeure un sport majoritairement blanc. Un exemple marquant nous vient du Tour de France où, quelques semaines après le décès de George Floyd en 2020, un seul coureur noir, Kévin Reza, se tenait sur la ligne de départ. Ce dernier a d’ailleurs dénoncé les insultes racistes que ses collègues lui ont lancées lors de courses précédentes. Seulement 10 ans plus tôt, Yohann Gène avait été le premier coureur noir à participer au Tour de France en 108 ans. Malheureusement, les choses évoluent lentement : actuellement, seuls 5 coureurs sur les 543 participants du World Tour sont noirs.
Les statistiques viennent confirmer ce qui se remarque aux échelons les plus élevés du sport. Une étude pancanadienne publiée en 2021 dans le journal Transport Findings révélait que 80 % des personnes qui pédalent pour le loisir sont blanches – ce chiffre baisse à 74,5 % lorsqu’on parle de celles qui utilisent leur vélo uniquement pour se déplacer.
« Quand j’ai commencé, on pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre d’Asiatiques qui faisaient du vélo », se souvient l’ultracycliste Henri Do. Même s’il constate aujourd’hui une diversification du milieu, il atteste qu’il reste encore beaucoup de travail à accomplir.
À lire aussi : Vicky Carbonneau, l’activiste du vélo au féminin
Nids-de-poule
« Lorsque je fais du vélo, si je m’arrête à une intersection où les piétons et les cyclistes sont censés avoir la priorité, personne ne me laissera passer. Puis arrive un cycliste blanc et, comme par magie, les automobilistes s’arrêtent. » On peut lire de nombreux témoignages du genre dans un papier paru en 2019 dans la revue City & Community, où les auteurs tentent de trouver une réponse à la question suivante : pourquoi les gens issus des minorités visibles ne font-ils pas de vélo ? L’article – un des rares à s’intéresser à ce sujet – compile des entrevues menées avec une trentaine de personnes racisées ou de femmes (ou les deux) à Portland, en Oregon. Les témoignages sont frappants.
Toute balbutiante qu’elle soit, la recherche permet cependant déjà de tirer une conclusion : les inégalités raciales ont une incidence sur la décision de pratiquer le cyclisme ou pas. C’est-à-dire que le racisme, qu’il se manifeste chez des gens à l’intérieur du monde cycliste ou qu’il se révèle indirectement, par des choix d’aménagement notamment, est un frein majeur à la pratique. Pourtant, beaucoup de ces personnes auraient tout avantage à enfourcher un vélo, car ce sont ces mêmes populations qui souffrent le plus de maladies liées à la sédentarité.
Mais plusieurs barrières se dressent entre les personnes racisées et la piste cyclable, dont le prix d’une nouvelle monture. « Le vélo n’est pas un sport accessible », se désole Henri Do. Bien qu’une bicyclette puisse coûter beaucoup moins cher à long terme qu’une voiture, « le prix d’entrée est très élevé », sans compter les accessoires, le cadenas et le coût de l’entretien. Pensons qu’en moyenne un homme racisé gagnera 78 sous pour chaque dollar touché par un homme blanc.
S’ajoutent à cela des facteurs parfois plus indirects, comme la crainte de devenir la cible de la police. Lors de récentes consultations publiques à Montréal au sujet du racisme systémique, le tiers des préoccupations exprimées concernaient le profilage racial et social. Sans surprise, on note ces mêmes préoccupations chez les cyclistes. En juillet dernier, les médias montréalais rapportaient qu’un homme noir s’était fait brutaliser par la police sous prétexte qu’il manquait un réflecteur sur sa bicyclette, prouvant ainsi que ces craintes sont loin d’être infondées. Une expérience qu’a aussi vécu Papa Amadou Touré, qui initie des nouveaux arrivants à la bicyclette. « Une fois, j’étais allé à l’épicerie en vélo avec ma remorque. En sortant, le vélo était entouré de policiers à cheval qui trouvaient suspect qu’un Noir puisse posséder un équipement valant autant cher. » Ce type d’histoire se répète ad nauseam dans les études sur la question de la diversité dans le monde cycliste. Les préjugés ont la couenne dure.
Sans compter que, pour beaucoup de gens racisés, le cyclisme ne fait pas partie de leurs plans. « L’invisibilité des cyclistes asiatiques et noirs ne permet pas à leurs communautés de voir le cyclisme comme un moyen de transport », relève-t-on dans une étude britannique de 2011. C’est un cercle vicieux que Henri Do comprend très bien. « C’est important d’être représenté dans les publicités et chez les athlètes de haut niveau. Comme ça, les gens peuvent voir que c’est un milieu auquel ils peuvent appartenir », explique-t-il.
C’est simple, le cyclisme est perçu par presque tous comme un sport pour les Blancs. Ce préjugé se reflète même dans la manière dont on conçoit nos villes, avec des quartiers composés à majorité de non-Blancs et beaucoup moins bien desservis en matière d’infrastructures. « Les quartiers plus nantis auront des aménagements cyclistes incroyables, comme un REV [Réseau express vélo] ouvert toute l’année. En revanche, dans certains secteurs, il n’y a même pas une piste cyclable ! » s’indigne Robin Black, coordonnateur de projets à Cyclo Nord-Sud, à Montréal. D’autant plus que les cyclistes se retrouvent partout, même en l’absence d’infrastructures.
Fatima Gabriela Salazar Gomez, candidate défaite de Projet Montréal, n’hésite pas à le confirmer : « Ce n’est pas vrai que les gens ne font pas de vélo à Montréal-Nord, où vivent un grand nombre de personnes issues de l’immigration et de personnes racisées. Mais comme il n’y a pas de pistes cyclables, il n’y a pas de regroupement naturel et on ne les voit pas. »
Il demeure difficile de mesurer la présence, ou l’absence, des personnes racisées sur nos routes en l’absence de statistiques claires. Papa Amadou Touré note par exemple que l’État du vélo au Québec, publié aux cinq ans par Vélo Québec, n’inclut aucune donnée sur l’ethnicité des cyclistes québécois.
Dans les quartiers plus pauvres et racisés de certaines villes américaines, l’apparition de pistes cyclables est perçue comme un signe clair d’embourgeoisement. Les demandes effectuées depuis belle lurette pour obtenir des aménagements sécuritaires étaient enfin entendues, mais elles venaient de la bouche de personnes blanches et mieux nanties. Pas surprenant, dans ce contexte, que les locaux finissent par s’y opposer.
Enrichir le monde cycliste
« J’aime penser que mon travail est d’enrichir le monde cycliste », dit Eliot Jackson, souriant dans son écran depuis Los Angeles où il a cofondé Grow Cycling. Après avoir passé sept ans à compétitionner dans des Coupes du monde de descente, l’athlète a mis sur pied cet organisme dans le but de « construire des fondations de diversité authentiques qui n’emploient pas des solutions superficielles ou ouvertes à l’exploitation ».
Eliot Jackson croit qu’il y a moyen de corriger le tir et de bâtir un monde cycliste capable d’accepter tout le monde. « Beaucoup de gens pensent que la solution se limite à donner des vélos ou des pièces, note-t-il. Mais il faut aussi avoir accès à des infrastructures, savoir où et comment entretenir notre monture, comment l’utiliser de façon sécuritaire… » Par l’intermédiaire de son organisme, il vise à approfondir la réflexion et à susciter un engouement pour le cyclisme au sein des communautés marginalisées.
Grow Cycling s’ajoute à une liste grandissante d’initiatives qui visent, de diverses manières, à mieux accueillir les cyclistes racisés. Partout dans le monde, de nombreux groupes en mixité choisie ont été créés, depuis Black Girls Do Bike et les Ovarian Psycos, aux États-Unis, jusqu’à Brothers on Bikes, au Royaume-Uni, et même Bikepoc, à Toronto. Les membres de ces groupes cyclistes partagent une même réalité, que ce soit la couleur de la peau, le genre ou l’appartenance à une religion.
Pour Ella Sargent, de l’organisme Accès transports viables, à Québec, la solution passe aussi par l’éducation. Au début de 2020, elle a lancé le projet Les Rayonnantes, dans le but d’apprendre à des femmes de toutes origines à faire du vélo. La chargée de projets tire son inspiration du documentaire Mama Agatha, qui met en scène Agatha Frimpong, une femme d’origine ghanéenne vivant à Amsterdam qui a enseigné à plus de mille nouvelles arrivantes comment faire du vélo. Le documentaire décrit l’importance de ce moyen de transport pour s’intégrer dans la communauté, ce qu’a rapidement observé Ella Sargent. « Des participantes m’ont dit que, sans le vélo, elles auraient mis 1 h à pied pour se rendre à leur travail. La bicyclette réduisait ce trajet à 20 minutes. En plus, celle-ci sert à toute la famille parce qu’elle remplace allègrement un billet de bus pour aller à l’épicerie », témoigne-t-elle.
À Montréal, le programme Toutes à vélo a démarré en mai dernier avec un objectif similaire à celui des Rayonnantes. Pensé à l’origine comme un projet-pilote, l’initiative a dépassé les attentes avec 118 participantes, pour la plupart des femmes racisées. Catherine Plante, chargée de projets éducation cycliste à Vélo Québec se souvient avec émotion du témoignage d’une participante : « Elle m’a dit qu’elle avait cherché toute sa vie ou apprendre à faire du vélo, et là elle avait enfin trouvé ».
Dans le quartier Saint-Michel, toujours à Montréal, les bénévoles de l’organisme Cyclo Nord-Sud réparent des vélos, forment des apprentis mécanos, organisent des balades et enseignent les rudiments du cyclisme, le tout à prix modique. Pour Robin Black, il ne s’agit que d’un début. « Nous travaillons quand même dans un quartier où il n’y a pas de magasin de vélos ! » Celui qui vit dans Villeray constate de nombreuses différences entre les deux quartiers, le manque d’aménagements venant en tête de liste. Mais pas uniquement pour cette raison. « Je vois dans mon coin ce que les gens considèrent comme un vélo d’occasion, et je le compare à ceux qu’on répare dans les parcs dans Saint-Michel. À Villeray, ils sont encore presque neufs ! » Il garde tout de même espoir d’être capable d’initier la population de Saint-Michel aux joies de la bicyclette. « Les adultes ne s’y intéressent pas d’emblée, mais leurs enfants ont la motivation d’en faire. C’est comme ça que nous allons les convaincre », croit-il.
Pour le moment, peu d’initiatives au Québec sont portées par des personnes racisées. Leader de la question, Papa Amadou Touré fait son petit bout de chemin depuis 2009, année où il a commencé à offrir des formations de cyclisme urbain à des gens nouvellement installés à Montréal. L’idée lui est venue après son arrivée au Canada depuis son Sénégal natal. « Je suis diplômé en médecine, mais je ne trouvais pas d’emploi, se rappelle-t-il. J’ai commencé à faire de la livraison de courrier à vélo. À l’époque j’étais le seul Noir livreur. » L’expérience lui a permis de s’intégrer dans sa société d’accueil, et de former des amitiés basées sur l’amour du vélo. Après un sondage mené auprès des populations immigrantes, il découvre que 85% des gens interrogés ne savent pas faire du vélo. Une vocation était née. Depuis, il a aidé 1825 élèves à se mettre en selle – et il est loin de remiser son vélo.
Plus récemment, Sakina Lalji, a lancé à l’été 2020 les BIPOC (Black, Indigenous, People of Color) Rides alors qu’elle débarquait à Montréal en provenance de Vancouver, cherchant à rassembler des personnes racisées désireuses de rouler ensemble. L’idée a suscité un grand intérêt auprès de diverses boutiques de vélos, mais peine pour le moment à atteindre son public cible. L’organisatrice « espère que ces balades auront lieu de nouveau ».
On sait qu’il est essentiel de développer le cyclisme pour le bien-être de nos villes et des personnes qui y vivent. « Le cyclisme offre un point de départ pour tellement d’autres choses », s’enthousiasme Eliot Jackson. Afin d’y accueillir tout le monde, il faudra effectuer des changements sur plusieurs plans. Signe d’espoir, le monde cycliste et les décideurs commencent à le constater.
Ça bouge au Québec
Chez nous, quelques autres projets ont vu le jour dans le but de favoriser l’intégration des nouveaux arrivants au moyen de la pratique de sports de plein air. Leader en ce domaine, Motivaction jeunesse organise à Québec depuis 22 ans des ateliers et des sorties de vélo, dont le Challenge de l’espoir, une escapade de 500 km en six ou sept jours destinée à des jeunes nouvellement arrivés dans la province.
À Montréal, par l’entremise du programme Plein air interculturel, des balades guidées sont organisées en été pour faire découvrir le réseau cyclable aux personnes récemment installées dans la métropole. Pour sa part, Cyclo Nord-Sud soutient diverses initiatives, dont Vélorution CDN-NDG, qui, avec son projet Petites roues, remet des vélos aux enfants de l’arrondissement Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, où vivent beaucoup de nouveaux arrivants. L’organisme a même une filiale dans la capitale, où des bénévoles donnent des vélos à des adultes et enfants moins fortunés.
En Outaouais, la coopérative Rack à bécik, en partenariat avec Accueil-Parrainage Outaouais, a équipé l’été dernier six néo-Québécois de bicyclettes, casques et cadenas.
Se remettre en question
Chez le fabricant de vélos Devinci, une réflexion a été entamée au printemps 2021 afin de tenter d’identifier les angles morts de la compagnie en matière de diversité. Une étude de la situation lui a permis de constater que « l’industrie du sport s’adresse juste à l’homme blanc athlétique dans la trentaine », résume Julien Boulais, directeur du marketing. « Mais la solution ne passe pas que par l’ajout de photos de personnes racisées sur notre site web », prévient-il cependant. En diversifiant leurs équipes, en évaluant la manière dont leurs vélos sont conçus et en discutant avec divers groupes, le manufacturier espère, à terme, fournir un produit qui peut répondre aux besoins d’un plus grand nombre.