Le gouffre est profond entre le sport cycliste féminin et son équivalent masculin. La réalité tend néanmoins à changer.
Saviez-vous qu’une équipe cycliste féminine dispose d’un budget de 10 à 30 fois moins élevé qu’une équipe masculine? Qu’une seule des formations françaises est en mesure de payer quelques-unes de ses coureuses – au salaire minimum, le SMIC? Que le sexisme et l’intimidation envers les athlètes de sexe féminin sont si systémiques dans le milieu que la Fédération britannique de cyclisme a cru bon de produire un rapport à ce sujet ? Bienvenue dans le monde de la compétition féminine.
« J’ai la chance d’être payée pour pédaler et m’entraîner. Beaucoup voudraient être à ma place. Je suis choyée de pouvoir vivre ce rêve. »
Karol-Ann Canuel
Karol-Ann Canuel connaît bien cet univers dans lequel elle évolue comme semi-professionnelle depuis 2010, puis comme professionnelle depuis 2014. Cette année, elle vivra sa quatrième saison au sein de la formation néerlandaise Boels-Dolmans, l’une des 44 équipes féminines reconnues par l’Union cycliste internationale (UCI). Et l’une des rares sur le circuit à rémunérer l’ensemble de ses onze coureuses.
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Son salaire? Elle refuse de le dévoiler, «parce qu’il est incomparable à celui des hommes », explique-t-elle. Selon des chiffres rapportés par The Guardian en 2014, il doit néanmoins avoisiner les 30000$, soit le salaire moyen gagné par les coureuses rétribuées. Par comparaison, le salaire minimum d’un coureur est de 50000 $ (selon une entente avec le CPA – Cyclistes professionnels associés), et un bon domestique va gagner dans les 140000$ alors que le haut du panier dépasse les 350000$.
L’écart est d’autant plus choquant que les coureuses font le même métier que leurs collègues masculins. Par exemple, Karol-Ann Canuel a commencé sa saison 2017 à Gatineau, en novembre dernier, à peine quelques semaines après sa participation aux Championnats du monde sur route 2016 à Doha, au Qatar. Sont ensuite venus les camps d’entraînement en Europe et ailleurs, de décembre à janvier, puis les premières compétitions au début de mars. À la fin de la saison, en septembre, elle se sera alignée sur la ligne de départ de près de 50 courses, sans parler des milliers de kilomètres avalés à l’entraînement.
Une misère? Pas selon la principale intéressée. «J’ai la chance d’être payée pour pédaler et m’entraîner. Beaucoup voudraient être à ma place. Je suis choyée de pouvoir vivre ce rêve.»
Pas pour le salaire
Cette chanson, Gérard Penarroya l’a entendue à maintes reprises. Arrivé au cyclisme féminin en 2005 à la suite d’une offre qui lui a été faite par l’antenne canadienne du fabricant de vélos Specialized, il a piloté depuis maintes formations de coureuses à titre de directeur sportif. Sous sa gouverne, des Audrey Lemieux, Joanie Caron et Lex Albrecht ont fait la pluie et le beau temps dans les pelotons féminins ici comme ailleurs. En 2017, on le retrouve à la tête de Sas-MacogepAcquisio propulsée par Mazda, une équipe franco-canadienne de quinze coureuses âgées de 22 à 41 ans, dont neuf Canadiennes.
De son propre aveu, Gérard Penarroya fait sans relâche des pieds et des mains pour garder viable ce groupe. Difficile recrutement des commanditaires, soutien limité de la part des fédérations sportives, perception erronée du vélo féminin: plusieurs raisons expliquent pourquoi son équipe est la seule formation licenciée par l’UCI au Canada. «Je dois toujours me bagarrer pour notre survie. Mais si je ne le fais pas, personne ne le fera», fait-il valoir.
Avec son budget d’exploitation de 300 000 $, Sas-Macogep-Acquisio reste cependant une petite équipe – celui de la brigade féminine de la Française des jeux dépasse un million de dollars. Seules certaines de ses coureuses sont rémunérées, à hauteur de quelques milliers de dollars par année chacune. Ce n’est pas le cas de Christel Ferrier-Bruneau, 37 ans et mère d’un garçon de deux ans et demi. Pour pouvoir «vivre ce rêve», cette coureuse au CV bien garni doit donc travailler le jour.
La cycliste franco-canadienne ne se plaint toutefois pas de sa situation. « Le transport aux courses est fourni, tout comme l’hébergement et la logistique lors de ces dernières. De plus, chaque athlète se voit pourvue de l’équipement, dont deux vélos de haute qualité», énumère-t-elle.
Des pas dans la bonne direction
Heureusement, tout n’est pas noir dans l’univers rose du cyclisme féminin. En 2016, l’UCI a mis sur pied une série de courses WorldTour pour les femmes. Au total se sont tenus 35 jours de course d’un jour et de tours lors de 17 événements distincts. Si on compare à la défunte série de Coupe du monde, c’est une augmentation de 60% du calendrier féminin. En 2017, celui-ci continue de prendre de l’expansion: 47 jours de course en 21 événements!
Selon l’UCI, la volonté affirmée de développer le cyclisme féminin est due au travail du président Brian Cookson. Dès son arrivée en 2013, le Britannique a ordonné la mise sur pied d’une Commission Femmes, qu’il a confiée à la championne olympique australienne Tracey Gaudry.
Les résultats ne se sont pas fait attendre : dès l’année suivante avait lieu La Course by Le Tour, une épreuve féminine qui se tient quelques heures avant les derniers tours de circuit urbain des hommes dans Paris, au Tour de France. En 2017, pour sa quatrième édition, l’épreuve se déroule le même jour que l’étape du Tour, avec une arrivée en haut du col de l’Izoard. La Vuelta a aussi son pendant depuis quelques années : la Madrid Challenge by La Vuelta, en septembre.
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Cette mise en vitrine, tout comme les mesures qui l’accompagnent (webdiffusion par l’UCI, captation vidéo obligatoire par les organisateurs, etc.), ne change cependant rien aux préjugés de la population envers le cyclisme féminin. Réputées moins agressives, les coureuses livreraient, disent les mauvaises langues, un spectacle moins enlevant que celui offert par peloton masculin. Le vélo féminin est-il plate?
Que nenni! clame Marie-Claude Lemelin. Selon celle qui a longtemps été soigneure dans des équipes féminines professionnelles, c’est faire preuve de méconnaissance crasse que d’affirmer une telle chose. «Je pense au contraire que les courses masculines sont plus prévisibles que les féminines, qui sont plus courtes et truffées de rebondissements. Avant de travailler avec cette clientèle, j’ignorais qu’on pouvait aller à la guerre de cette manière. Autant de sacrifices, ça force le respect», constate-t-elle.