Quoi de mieux que le vélo pour sentir, découvrir et apprécier une région, un pays ?
Lily Dumoulin et son mari, André Arès, n’avaient jamais pédalé plus de 50 km dans la même journée quand ils se sont inscrits au Grand Tour Desjardins de Vélo Québec, en 2005. Le défi leur semblait énorme. Ils ont adoré: l’organisation, l’effet d’entraînement du groupe, l’intensité d’une expérience de vélo durant sept jours… Ils l’ont refait en 2006 et 2007. Puis, en 2010, quand Vélo Québec a lancé sa première traversée du Canada, de Vancouver à Montréal, un périple de 52 jours, ils ont décidé de se lancer dans cette aventure folle.
André prenait sa retraite ce mois-là. « Le vendredi, je quittais mon travail. Le lendemain, nous nous envolions pour Vancouver. Je peux le dire : ce fut le meilleur moyen de décrocher. Pas de soucis. Rien à organiser. Juste le plaisir de pédaler, de regarder les paysages. C’est le plus beau voyage que j’ai fait, à vie. »
« Il n’y a pas une journée où nous nous sommes levés en nous disant : ce matin, ça ne nous tente pas, confirme Lily. Ça nous a vraiment accrochés au vélo. Depuis, nous essayons de voyager à vélo au moins deux ou trois semaines tous les ans. »
Des témoignages de ce genre, on pourrait en rapporter des centaines. Chaque année, des milliers de Québécois vont rouler à l’étranger. Des milliers d’autres voyagent en autonomie. Au Québec, selon les données de L’état du vélo au Québec en 2015, les cyclotouristes vacanciers seraient plus de 228 000, et les excursionnistes qui font des randonnées d’un jour, 765 000.
Les débuts
Certes, les premiers vélos apparaissent dans les rues de Montréal puis ailleurs au Québec vers 1860, mais il faudra quelques années avant que l’objet ne se démocratise. Le premier club cycliste en Amérique, le Montreal Bicycle Club, fondé en 1878, participera en 1882 à la fondation de la League of American Wheelmen, qui essaime partout au Canada et aux États-Unis. Les nouveaux clubs se concentrent cependant surtout sur l’essor du sport cycliste, qui connaît une grande popularité dès le début du XXe siècle. Cyclotourisme ne fait pas partie de leur vocabulaire.
La situation est un peu différente en Europe. À Saint-Étienne, Paul de Vivie, surnommé Vélocio, invente le mot cyclotourisme et en définit les règles de pratique. Il crée une école en 1885 et publie des circuits de randonnée à vélo. L’activité demeure toutefois marginale jusqu’au lendemain de la Grande Guerre, quand l’inclusion de vacances payées dans les conventions collectives incite de nombreuses familles sans auto à adopter le vélo comme moyen de transport estival.
Le cyclotourisme familial se répand ensuite en Belgique et dans les Pays-Bas, puis dans certains pays de l’Europe de l’Est. Il faudra néanmoins attendre encore longtemps pour que cette idée de vacances à vélo traverse l’Atlantique.
Les pionniers au Québec
En 1954, Gabriel Lupien ouvre la première école de cyclotourisme au Québec, pour les jeunes de 14 à 20 ans. En 1967, il crée à Montréal la Fédération cyclotouriste provinciale. L’organisme devient, en 1972, la Fédération québécoise de cyclotourisme, puis, en 1979, Vélo Québec.
En 1982, Louise Roy, organise un premier circuit en Chine pour Vélo Québec, sous l’égide de l’Association d’amitié Canada-Chine. L’année suivante, elle planifie quelques voyages, mais ceux-ci attirent peu de monde. «Les voyages au Québec que nous organisions pour les Français avaient du succès, mais il n’y avait pas encore suffisamment de Québécois intéressés à partir à vélo. Nous devions d’abord développer cette clientèle», se remémore Suzanne Lareau, l’actuelle PDG de Vélo Québec. Il faudra attendre le succès du Tour de l’Île (voir p. 30) puis celui du Grand Tour pour que le marché soit mûr. À compter de 1990, Vélo Québec organise un cyclothon de 150 km sur deux jours au profit de la Société canadienne de la sclérose en plaques. La réussite de l’événement démontre qu’il y a un public pour des randonnées ambitieuses.
Vélo Québec pense donc à une aventure encore plus folle, un défi qui saurait marquer l’imaginaire des participants, à mi-chemin entre la cyclosportive et le circuit touristique : une boucle de 700 km en huit jours entre Montréal et Québec. Le premier Grand Tour aura lieu en 1994, visant 1000 participants. Les 1000 places s’envolent en cinq semaines. «La moitié des cyclistes roulaient sur des vélos hybrides ou de montagne, se souvient Suzanne Lareau. La majorité des gens n’avaient jamais relevé ce genre de défi. Mais nous avions vu juste ! »
Daniel Malo, qui n’a alors que 24 ans, fait partie du groupe. « Je n’avais jamais roulé aussi longtemps, j’avais un vélo lourd, je me demandais si j’étais capable. Finalement, on se rend compte qu’en prenant le temps qu’il faut, tout se passe bien. » Il se rappelle que la station de radio CKOI suivait le cortège. Que les journaux avaient couvert l’événement. Pierre Foglia (voir p. 68) a réalisé ce Grand Tour et en a parlé quotidiennement dans La Presse. Dans tous les villages, le passage de la caravane créait l’événement. La météo était parfaite. Il régnait une telle atmosphère de fête que les participants en parlent encore avec une étincelle dans les yeux.
L’année suivante, on a élargi l’offre à 2000 personnes. Tout s’est réservé encore plus vite ! Cette fois, les participants ont eu droit à la pluie le premier jour ainsi que le dernier. Le défi était aussi plus relevé, avec la traversée des Cantons-de-l’Est et une journée de 123 km. Une fois de plus, l’événement s’est révélé un énorme succès.
Destination Europe
Le bouillon était prêt. En 1997, on organise deux voyages en Europe : la Provence et la Bourgogne. On parle de « petits groupes », mais pour Vélo Québec, qui gère 45 000 personnes au Tour de l’Île et 2000 au Grand Tour, un petit groupe, c’est 100 personnes !
Sylvain Lalonde, copropriétaire de la boutique Pignon sur roues, avenue du Mont-Royal Est, à Montréal, était du premier tour, en Provence. Son plus beau souvenir : la montée du mont Ventoux, 21 km d’ascension ininterrompue. Le trajet prévu permettait de contourner la montagne, mais Sylvain a décidé de se lancer. « C’est ce jour-là que j’ai appris à grimper, relate-t-il. Pas vite, pas en compétition, pour me donner le temps de voir le paysage. Et pour réaliser en fin de compte que j’étais capable. J’ai eu mal aux fesses, peut-être, mais je me suis rendu. J’ai vaincu. C’était extraordinaire. Il faisait 20 degrés au sommet, pas un nuage. Une vue magnifique. » Vingt ans plus tard, c’est resté, pour sa conjointe et lui, une des plus belles expéditions à vélo.
Au fil des ans, les escapades proposées par Vélo Québec se multiplient: Bretagne, Alsace et Périgord, en France, Majorque, en Espagne, Toscane, en Italie, puis Portugal, Slovénie, Turquie… «Aux ÉtatsUnis, plusieurs agences, comme Vermont Bike Tour et Sojourn, offraient ce genre de randonnée depuis la fin des années 1980. Au Québec, à part le Club Aventure et Expédition Monde qui organisaient des voyages à vélo en Europe, il n’y avait personne d’autre. Nous avons élargi le marché», précise Joëlle Sévigny, directrice du secteur Événements et voyages à Vélo Québec.
Sylvain Lalonde a participé à plusieurs de ces périples. «Cela m’a permis de nouer des amitiés durables. Je revois encore certains cyclistes après 20 ans. Je ne suis pourtant pas friand des trips de groupe. Mais là, on roule dans sa bulle, sans être dérangé par le rythme des autres. On fait son propre voyage, comme on l’entend. » Il pourrait certes partir en autonomie. « Mais pour quelqu’un qui travaille comme moi jusqu’à la veille du départ, qui n’a pas le temps de planifier ses vacances et veut profiter d’une grande liberté, le forfait vélo, c’est le meilleur des deux mondes. »
Un marché qui explose
Vélo Québec propose dès 1998 des voyages plus courts (une semaine) au Québec et aux États-Unis. Puis, à compter de 1999, des destinations soleil : Cuba, Utah, Californie… Rapidement, d’autres agences se lancent dans ce marché : Sur la Route, Ekilib, Voyages Gendron, et même Air Transat, qui a mis sur pied ses propres circuits, en partenariat avec Vélo Québec. Un rapide survol a permis d’identifier quelque 240 départs en 2017 !
Pourquoi cet engouement ? Daniel Malo, un des participants au premier Grand Tour, a effectué de nombreux voyages en Europe, à Cuba, au Costa Rica, en Martinique, en groupe ou en mode autonome avec sacoches. « C’est une merveilleuse façon de se déplacer. En voiture, on a moins le temps de découvrir les paysages. À pied, c’est trop lent, on ne vit pas autant de moments d’excitation», commente celui qui recherche les défis, du genre « les parcours cotés cinq ou six vélos ».
« Le cyclotourisme, observe Lily Dumoulin, ça nous donne le temps de regarder tout ce qu’il y a autour. En auto, tout passe tellement vite ; nous voyons plein de choses, nous visitons des villes, des musées, mais à la fin, nous en oublions des bouts. Alors qu’à vélo, nous avons le temps de tout voir, nous nous arrêtons partout, nous retenons tout. »
Le cyclotourisme au Québec
Si plusieurs milliers de Québécois voyagent à vélo partout sur la planète, c’est avant tout au Québec que le cyclotourisme s’est développé. Au cœur de cette accélération : la Route verte, et tout le réseau de pistes cyclables et d’établissements certifiés Bienvenue cyclistes ! qui s’y sont greffés.
L’idée de la Route verte remonte à la fin des années 1980, alors que les artisans de Vélo Québec élaborent ce que devrait être le Québec cyclable de demain. Les grands itinéraires commencent à se développer en Europe et aux ÉtatsUnis, au grand bonheur des voyageurs à vélo. C’est aussi à cette période que Michel Légère, alors maire de Hull, rêve de voir naître une véloroute entre sa ville et celle de Québec. En 1992, Vélo Québec profite de la Conférence vélo mondiale pour présenter son Plan du Québec cyclable et des corridors verts de l’an 2000. Le concept est bien reçu par le gouvernement libéral de l’époque.
En 1994, à la veille du référendum, le premier ministre Jacques Parizeau cherche des projets rassembleurs pour les jeunes, mais aussi des projets qui mobiliseraient les régions. Le développement d’un réseau cyclotouristique de 4000 km sillonnant tout le Québec arrive au bon moment. Rapidement, Vélo Québec obtient le feu vert pour élaborer un plan d’ensemble, en concertation avec les régions. Y a-t-il eu des résistances ? «Au contraire, dès le départ, nous recevions des appels des villes et des régions qui voulaient être incluses dans ce réseau », se rappelle Jean-François Pronovost, alors responsable du projet. « Je me souviens du coup de fil de la mairesse de Drummondville, mécontente parce que la Route verte ne passait pas dans sa ville ! »
« Même s’il fallait tenir compte de certains impératifs géopolitiques, l’idée n’était pas non plus de créer le “zigzag vert du Québec”, qui n’aurait jamais pu être finalisé ! Il fallait élever les ambitions, garder le cap et préserver le côté réaliste du projet », ajoute-t-il. La stratégie a payé : la Route verte a pu être inaugurée en 2007, soit 12 ans après sa mise en chantier. En 2012, la première phase était complétée à 97 % et la seconde, à 68 %, pour un total qui dépasse maintenant les 5000 km !
Les retombées économiques ont suivi : hausse marquée du tourisme à vélo et développement d’une offre régionale de plus en plus riche. Un succès indéniable. « Nos attentes ont été dépassées, reconnaît JeanFrançois Pronovost. Le vélo a pu sortir des grandes villes. Désormais, toutes les villes moyennes veulent avoir leur réseau de pistes cyclables. La Route verte est devenue le fil conducteur d’un phénomène social important. »
Quand il a rédigé son guide Le Québec en 30 boucles, Patrice Francœur a pu mesurer l’enthousiasme des associations touristiques régionales (ATR) devant la popularité grandissante du cyclotourisme. « J’ai été bien accueilli partout, elles m’ont ouvert toutes les portes. Je n’aurais pas pu faire ce guide sans leur collaboration active, indique ce cycliste passionné. Mais ce qui m’a séduit encore plus, c’est l’enthousiasme des lecteurs de Vélo Mag qui m’ont fait découvrir leur région et leurs circuits préférés. On pense parfois que le vélo, c’est l’affaire des grandes villes, mais j’ai rencontré plein de gens qui ne possèdent plus d’auto, qui roulent toujours à vélo, pour leur travail, leurs loisirs, leurs vacances. C’est vrai dans le Bas-du-Fleuve, en Abitibi, partout ! »
Un panorama qui change
Cette explosion du cyclotourisme local a aussi transformé le marché. De plus en plus de cyclistes sont prêts à voyager, mais ils veulent le faire de façon autonome. « En 1998, notre offre au Québec comprenait trois voyages autour du lac Saint-Jean, rappelle Joëlle Sévigny. Aujourd’hui, la Véloroute des Bleuets propose tout l’été un forfait avec hébergement en auberge et transport des bagages. On trouve la même chose dans les Laurentides avec la piste du P’tit Train du Nord, dans le Centre-du-Québec ou dans le Bas-SaintLaurent. En fait, il est tellement facile de s’organiser, peu importe la destination et les dates, que Vélo Québec a cessé d’orchestrer des voyages de groupe. L’offre québécoise n’est plus qu’en mode individuel : on vous remet les cartes, les trajets suggérés, on s’occupe des réservations d’hôtel, selon vos dates, et de la logistique des bagages. Vous partez seul ou en tout petit groupe. Une formule qu’on trouve aussi de plus en plus en Europe ou aux États-Unis, d’ailleurs.»
Il faut donc repenser les produits, suivre les nouvelles tendances. «Nous développons de plus en plus du sur-mesure et du multi-expérientiel (vélo et gastronomie, par exemple), explique Joëlle Sévigny. Du multi-générationnel aussi : les parents partent avec les enfants. Nous voyons également poindre l’arrivée du vélo à assistance électrique, qui donne accès à tous les avantages du cyclotourisme, même sur des reliefs plus exigeants, pour des gens qui sont moins en forme (voir p. 93). Nous regardons également du côté des escapades plus sauvages, empruntant des routes de terre ou des sentiers, qui permettent d’inclure des destinations plus exotiques. La planète est vaste, et le tourisme est l’industrie qui connaît la plus forte croissance. Il y a de la place pour de nouvelles aventures. »