Entre le festival Crankwork à Whistler et les salons Eurobike et Interbike, Félix Gauthier s’accorde une pause afin de nous relater les péripéties d’une aventure qui dure depuis déjà trente ans.
Bienvenue à Saguenay, ville bâtie sur l’aluminium. Ici, la multinationale Rio Tinto Alcan est omniprésente, cinq de ses alumineries y étant installées. Sur la rue de la Manic dans le quartier industriel, on devine que la plupart des entreprises sont des fournisseurs du géant. C’est tout le contraire chez Devinci, qui achète le précieux métal dans le but de le transformer en rutilantes machines à deux roues. Des tiges et des tubes d’alu brut de toutes les dimensions sont alignés dans l’atelier de soudure, s’empilant jusqu’au plafond, prêts à être coupés, machinés, hydroformés, amincis, soudés… Plus loin, des cadres étincelants sont fixés sur des supports roulants, en attente de traitement thermique, de peinture ou de montage. Félix Gauthier, 53 ans, est ici le patron depuis toujours. Il connaît chaque racoin, chaque machine, chaque employé. Il surfe d’un service à l’autre, prend le temps de jaser lorsqu’on l’accoste, que ce soit pour régler un problème ou juste prendre des nouvelles. Au-delà de la familiarité, on sent un respect mutuel entre le président et ses travailleurs. On sent aussi chez Félix la fierté d’en être arrivé à ce stade d’efficacité dans la production et de qualité dans le produit fini, après bien des années d’efforts et de galère.
« Tout a commencé par un accident de vélo »
Pour le jeune Félix, le vélo était un moyen de transport. «J’avais perdu le droit d’utiliser les autos des parents après avoir accidenté les deux véhicules en moins de 12 heures… dans des circonstances qu’on ne révélera pas!» lance-t-il dans un grand éclat de rire. Le moyen de transport est devenu une façon de voyager après son baptême de cyclotourisme sur la route entre Jasper et Vancouver.
Un jour de l’été 1988, Félix roulait peinard sur son Mikado Cyclotoureur triple en acier, chemin du Portage-des-Roches, à Laterrière (maintenant un secteur de Saguenay). Une crue de la rivière avait creusé un énorme trou dans la chaussée à la sortie d’un pont, et Félix s’y est engouffré tête première. Résultat: péroné cassé, multiples points de suture au visage et Mikado kaput. En bon Saguenéen chauvin, Félix s’est juré que son prochain vélo serait fait d’aluminium – à une époque où l’acier était encore roi.
C’est alors qu’il a fait connaissance avec Da Vinci, une jeune entreprise fondée en 1987 par un designer industriel et un ingénieur mécanique, Guy Ouellet et Daniel Maltais. Le tout petit atelier de Chicoutimi produisait des vélos en aluminium à l’intention de clients comme Douglas Cycles, à Toronto, ou Pierre Hutsebaut, à Montréal. Les morceaux encore utilisables du défunt Mikado y ont été montés sur un cadre en aluminium. Deux ans plus tard, Félix, qui travaillait dans l’immobilier en association avec ses frères, a hérité d’un modeste pécule après le décès de ses parents, au moment précis où Da Vinci avait besoin de financement.
«J’avais une passion pour les vélos, une passion pour les outils et une passion pour l’aluminium. Ça m’intéressait! Nous nous sommes installés sur le marbre d’alignement, dans la shop, nous avons sorti les chiffres, établi que 50% des actions valaient 50000$. J’ai fait un chèque, modifié le nom un petit peu, et Devinci était lancé!» raconte Félix. Il n’avait pas idée de la longue aventure qui l’attendait, tantôt le vent dans le dos, tantôt victime de crevaisons et devant de grosses côtes à monter.
« Devinci était réputée pour ses cadres qui pètent »
Peu présent à la shop les premières années, le nouveau patron a été lent à comprendre qu’un cancer rongeait l’entreprise. Il remarquait bien de temps à autre des boîtes qui traînaient dans l’atelier. On lui disait: «C’est un client qui a eu un problème avec son cadre, on va lui arranger ça.»
C’est à un moment critique que Félix a saisi toute la gravité de la situation. Il rencontrait Denis Poliquin, qui devait lui payer une importante production de vélos de montagne destinés à la location au Mont-SainteAnne. «Denis m’a accueilli d’une phrase: “Félix, on a un problème.” Il a empoigné les bases arrière d’un cadre, les a rapprochées, et crac! ça a pété! Nous manquions de précision dans le procédé de traitement thermique, qui consiste à chauffer les cadres afin de faire durcir l’aluminium. Adieu le chèque de 20000$!»
Cela a ébranlé la réputation de la compagnie, de plus en plus associée à des cadres qui cassent. Il fallait trouver le moyen de corriger le problème, de respecter la garantie, de regagner la confiance des clients. Que faire? «On s’est saoulés ben comme faut! Le lendemain, je dégrise et je me dis qu’il doit bien y avoir une solution. J’ai l’idée d’aller voir le centre de recherche en aluminium de l’Alcan. Les chercheurs ont vulgarisé pour nous le processus de traitement thermique, ont souligné l’importance de respecter des températures exactes. Le hic, c’est que ça prenait un nouveau four, qui valait 80 000 $, et nous avions épuisé tout mon investissement de départ. Nous avons dû le fabriquer nous-mêmes, ce four, au prix de nombreux essais et erreurs.»
C’étaient «les années héroïques», comme le dit Félix. D’autres «cauchemars» ont exigé des solutions, entre autres de mauvais changements de vitesses dus à des pattes de dérailleur non conformes aux normes. En mettant les bouchées doubles, Félix a attaqué chaque problème un à un en s’entourant des bonnes personnes. Il explique: « Une machine, ça ne vaut rien; c’est le gars qui l’opère qui vaut de l’or. Si je peux me trouver une force, c’est de savoir m’entourer de gens meilleurs que moi. J’ai aussi eu des appuis importants aux bons moments de la part de gens comme Giuseppe Marinoni, Gilles Couët de Chlorophylle, Gilles Duchesne de Vélo Plein Air à Rimouski – mon premier détaillant –, Mike chez Bicycles Record à Québec, qui m’a fait confiance et chez qui j’ai recruté Éric Auger, qui a été essentiel dans la stratégie d’optimisation de la production et des activités de recherche-développement.»
Au milieu des années 1990, Félix est devenu le seul actionnaire, a installé l’usine dans de plus grands locaux, établi un réseau de distribution et vu son chiffre d’affaires doubler chaque année. Devinci était sur ses rails, capable de soutenir une saine croissance mais, comme le souligne son président, «le monde du vélo change tellement vite, il faut être constamment prêt à réagir aux soubresauts du marché, aux nouvelles tendances, aux nouvelles pratiques. Rien n’est gagné d’avance.»
« Y en aura pas de facile »
Le champagne a coulé à flots dans l’usine en novembre 2008, quand Devinci a remporté l’appel d’offres lancé par la Ville de Montréal pour la fabrication des Bixis. Ont suivi d’autres contrats visant à équiper en vélos libre-service les plus grandes capitales, amenant une stabilité bienvenue dans la production. Par contre, la faillite de la société Bixi en 2014 a été un dur coup à encaisser. «Ça nous a laissés avec une tuile de 1,2 million de dollars. Mais nous avons pu passer au travers parce que notre structure financière était montée solidement. Après tout ce que nous avons vécu dans les débuts, maintenant, les problèmes de ce genre semblent moins gros et mettent beaucoup moins de temps à se régler. Sur un autre plan, la grande épreuve que nous avons traversée récemment, c'est le décès de Steve Smith dans un accident de motocross en 2016. Ce jeune professionnel de la descente qui arrivait au sommet de son art était pour Devinci un ambassadeur fantastique. Autant ses succès en Coupe du monde nous ont fait triper, autant sa mort nous a jetés par terre. C’était tellement un bon gars.»
Sous des apparences de visionnaire et d’homme d’affaires accompli, Félix cache un grand cœur de même qu’une préoccupation pour les humains qui travaillent dans son usine, ceux qui vendent ses produits partout sur la planète et, surtout, ceux qui roulent sur ses vélos, qu’il veut avant tout sécuritaires. Il les veut aussi fiables et en assume la responsabilité par des garanties sans concession. Félix se soucie également de la création d’emplois dans sa région. Un employé confie qu’au moment de choisir entre la sous-traitance en Asie et la fabrication ou le montage à Saguenay, l’Asie est toujours le dernier recours, quitte à faire beaucoup moins de profits. On décrit aussi le président de Devinci comme un visionnaire qui ose innover technologiquement.
Quand on lui demande où en seront les choses dans dix ans, Félix Gauthier esquisse un sourire et ses yeux verts brillent encore davantage. Il imagine Devinci aux mains de la jeune équipe actuelle, qu’il estime très solide. Un de ses quatre enfants (la plus jeune a 17 ans) pourrait possiblement être de la partie. Lui se voit en train de voyager, de faire davantage de vélo, de récupérer en selle tout ce temps qu’il a sacrifié à son entreprise…