Giuseppe Marinoni traverse le décor d’un restaurant chinois de Terrebonne à petits pas rapides. Son sourire est espiègle, et son dos est voûté par les décennies qu’il a passé penché sur le cintre d’un vélo ou sur les cadres qu’il fabrique. Il s’avance vers notre table, dépose l’assiette qu’il a remplie au buffet, et s’anime en racontant sa vie.
Une victoire cycliste en Italie et une mononucléose qui a mis un terme à ses aspirations professionnelles. L’improbable concours de circonstances qui lui a permis de croiser le chemin de sa future femme, Simone. Sa rencontre avec le grand artisan cycliste Ugo De Rosa, qu’il vénère. Les affaires en or qu’il a faites avec son beau-frère en ramenant un lot de roues de tracteur de l’Italie jusqu’au Canada.
« T’as pas l’air de croire à ça, mais je te dis, ma vie était écrite d’avance », décrète Marinoni en piochant dans un grand morceau de saumon. C’est une des premières choses qu’il m’a dites, et ça fait bien deux ou trois fois qu’il le répète. Ça a commencé un matin, dans la boutique des Cycles Marinoni, où il passe encore le plus clair de son temps. Car il continue de travailler dans l’atelier, même si, officiellement, il n’est plus à l’emploi du la compagnie, que gère désormais un de ses deux fils, Paolo. Celui qu’on surnomme Pépé raconte sa vie en alignant les anecdotes et les événements comme autant d’épisodes merveilleux, au sens littéraire de l’adjectif. L’homme est convaincu qu’ils étaient inscrits d’avance dans le livre de sa vie.
Si ce n’était pas le destin, comment toutes ces choses incroyables auraient-elles pu se produire? semble-t-il demander, avec l’étonnement inaltérable d’un homme qui aurait remporté la loterie il y a 50 ans et qui n’en reviendrait toujours pas.
La légende
« On n’était pas pauvres ni riches », se contente de dire Marinoni pour décrire le statut des membres de sa famille, dans un village du nord de l’Italie. Rovetta, à quelques encâblures de Bergame. « Dans la famille, il y avait des couteliers, qui travaillaient avec une vraie forge, mais mon père ne pratiquait pas ce métier », raconte-t-il, évoquant ainsi son premier souvenir d’artisan. Lui ? Il a appris à devenir tailleur. Et quand il a choisi, au terme d’une course (le Tour du Saint-Laurent, en 1964), de déposer ses valises à Montréal, c’est ce boulot qui l’attendait.
C’est en 1974 que les tubes d’acier ont remplacé les tissus et les nombreux projets d’affaires avortés. « J’ai même voulu ouvrir un Dairy Queen, mais ça n’a pas marché. À partir du moment où je me suis mis à fabriquer des bicycles, tout a fonctionné. » Le destin, croit-il encore. « C’était écrit. »
Profitant de sa réputation de coureur, il est parvenu à percer le marché. « Dans ce temps-là, il y avait des importateurs, mais ils exagéraient un peu avec les prix. Je suis arrivé avec un produit raisonnable, sur lequel on travaillait fort, et tranquillement, ça s’est développé. »
Puis, ç’a été l’explosion. « T’as pas connu ça, mais pendant quelques années, t’allais aux courses, et sur 100 bicycles, y avait 95 Marinoni », raconte l’artisan avec une fierté qu’il ne se donne pas la peine de dissimuler. Il a même fourni l’escouade 7 Eleven, dont faisait partie Steve Bauer. Il a équipé, entre autres champions, Jocelyn Lovell, qui compte dans son bagage trois participations aux Jeux olympiques, une médaille d’argent aux championnats du monde et une pléthore de titres nationaux, de médailles des Jeux du Commonwealth et des Jeux panaméricains.
Super record
Et il y a le caractère de Marinoni, au moins aussi célèbre que ses vélos. Passant de l’euphorie à la colère, il ne rechigne pas à raconter les anecdotes qui ont forgé son image, lui qu’on décrit comme étant aussi attachant que bouillant.
« Il y a eu des fins de courses qui ont fini en bagarre, raconte le journaliste Pierre Foglia. Une fois, il a donné une claque sur la gueule à un journaliste. Nous ne sommes pas très intimes, lui et moi, mais je crois que nous nous ressemblons. Nous nous sentons facilement trahis. »
Une anecdote racontée par Marinoni lui-même illustre parfaitement ce trait de caractère. Un type débarque avec un vélo d’une autre compagnie et demande qu’on répare sa patte de dérailleur désalignée. Quand Pépé vient pour lui rendre son vélo, le client en profite pour annoncer qu’il compte s’acheter un autre vélo de la même marque très bientôt, donc d’un compétiteur. Éperonné par ce manque de considération, Marinoni saisit une pince et remet la patte comme elle était. Croche.
« Il faut aussi dire que Marinoni était un très bon coureur, sans doute l’un des meilleurs du Québec à l’époque », ajoute Foglia. « Avant de venir ici, j’ai couru en Italie avec Felice Gimondi, raconte Guiseppe. Il était meilleur que moi dans les courses à étapes, mais je le battais dans les courses d’un jour. » Au cas où vous l’ignoreriez, Gimondi a remporté trois Tours d’Italie, un Tour de France et un Tour d’Espagne.
Pépé est un véritable fantasme de biographe. Prolixe, prompt à se raconter, il semble avoir compris rapidement qu’une légende se construit et qu’elle marche de pair avec la qualité des vélos qu’il fabrique.
Aussi, s’il attribue à son fils Paolo l’idée de battre le record de l’heure à 75 ans, on devine que le défi lui a rapidement plu, et qu’il s’y est préparé avec la passion de celui qui voit là une chance d’ajouter un titre à son palmarès.
Le 20 octobre 2012, sur 60 minutes, il tenait une moyenne de 35,728 km/h, en chevauchant le vélo de piste soudé en 1978 pour Jocelyn Lovell. Il est, à ce jour, détenteur d’un record mondial qui n’appartient pas au destin, mais à lui seul.
Preuve que Pépé se trompe sur une chose. Il n’a pas forgé que des vélos. Il est l’artisan d’un destin qui n’est pas écrit d’avance et dont, apparemment, il n’a pas encore terminé de souder les morceaux.