La vie ne sera pas simple pour les premières femmes cyclistes. Certaines seront même arrêtées. Imaginez: se promener, jupe au vent, à vélo dans un parc, quel scandale !
Au XIXe siècle, on suspecte d’immoralité les femmes qui pratiquent ce nouveau sport qu’est le vélo. Les mouvements du corps et la tenue plus légère que commande cet exercice mécanisé amènent certains à vouloir que le mouvement du pédalier s’arrête au plus vite!
L’écrivain Marcel Proust raconte avoir croisé «une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates […] qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, en employant des termes d’argot si voyous et criés si fort», que cela le perturba. La jeune femme, explique-t-il, voulait «vivre sa vie».
Les fabricants de vélo, eux, ont vite compris qu’il y avait là une nouvelle clientèle. Vers 1880 apparaît le cadre dit ouvert, qui permet plus facilement de monter en selle avec une jupe. Mais bientôt la jupe tombe: le vélo est une formidable incitation pour les femmes à s’habiller enfin plus simplement et librement.
En 1893, le journal montréalais La Patrie met en garde contre les effets du sport cycliste sur la morphologie féminine. Trop de muscles sollicités risquent de briser les silhouettes des jeunes femmes. «Quand le microbe de la bicyclette s’est propagé avec la foudroyante rapidité que l’on sait, on a pu espérer un moment qu’il limiterait ses ravages à la partie barbue de la population. […] Ah ! Pauvres hommes que nous sommes ! Au lieu de ces jolis petons, de ces délicieux bas de jambes emprisonnés de soie, ces dames exhiberont de solides poteaux télégraphiques, de robustes et massifs mollets taillés à coup de serpe. Plus de tailles onduleusement cambrées! Plus de corsages fringants!»
Divertissement populaire
En 1869, la traversée qu’avait effectuée Andrew Jenkins, à vélo sur un fil de fer au-dessus des chutes du Niagara, avait profondément marqué les esprits. Tellement que la scène est reprise au théâtre. À cette époque, le vélo s’inscrit dans le registre du divertissement populaire, non loin de l’univers du cirque, des fêtes foraines, du théâtre à farces.
Ainsi, les 17 et 18 août 1895, «le Club de bicycle des femmes grasses» propose une course de cinq milles dont le départ est prévu à l’angle des rues Saint-Laurent et Ontario, à Montréal. Le vélo est le prétexte d’une mise en scène carnavalesque, à l’instar du vaudeville qui fleurit alors dans les nombreux théâtres bordant la rue SaintLaurent.
L’affiche de l’événement annonce cinq participantes et indique leur poids respectif: «538 lb seulement » ; «537 lb seulement » ; « 523½ lb seulement » ; «401 lb seulement » ; «320 lb seulement». La rencontre cycliste n’est au fond qu’une grande rigolade, du moins selon la réalité du temps.
C’est dans un registre plus sérieux que compétitionne Louise Armaindo, née Louise Brisebois au Québec en 1861 à Saint-Clet, près de Vaudreuil. On sait peu de chose sur elle, si ce n’est l’essentiel: cette francophone s’est autoproclamée «première championne du cyclisme féminin», non sans raison. Elle est à tout le moins la pionnière en Amérique du Nord; elle gagne notamment plusieurs courses d’endurance contre des hommes. À St. Louis, par exemple, elle parcourt la distance de 993 km en 72 heures, au rythme de 12 heures par jour pendant 6 jours. La presse l’adore. On en parle partout.
Le temps des revendications
Si la pratique du vélo traduit l’émancipation des femmes pour ce qui est de la liberté de se vêtir et de se déplacer sans attendre l’aide de quiconque, elle se structure aussi peu à peu en fonction d’elles. Louis Quilicot, le «papa des cyclistes» qui sera également, il faut le dire, un partisan du patinage de vitesse et de la raquette, s’intéresse aussi aux femmes parce qu’elles s’intéressent au vélo! Au printemps 1932, le club cycliste Quilicot forme d’ailleurs une section féminine: «Les demandes incessantes de ces demoiselles ont légitimé [notre] décision. »
Dans l’après-guerre, le vélo soutiendra les revendications des femmes, qui en appellent à plus de liberté sur tous les fronts. À cet égard, le rôle historique joué par Claire Morissette en faveur de l’usage du vélo en ville n’est pas négligeable. Née en 1950, cette militante défend ardemment, à compter des années 1970, le développement de pistes cyclables et le droit de transporter son vélo dans le métro. On pouvait passer les tourniquets avec une planche à repasser, un téléviseur ou une échelle sans se faire interdire l’accès, mais les vélos étaient exclus ! L’action de cette femme et celle du groupe Le Monde à Bicyclette sont des éléments clés dans le changement des mentalités qui s’opère alors (voir p. 22). En 1999, elle poursuit son engagement en mettant sur pied Cyclo NordSud, un organisme qui vise à soutenir les pays défavorisés grâce à l’envoi de vélos recyclés. Une piste cyclable porte aujourd’hui le nom de sa fondatrice.
Dans cet élan qui jaillit au cours des années 1970, la révolution sexuelle se manifeste. Cette période de transformation exprime clairement le désir d’une nouvelle société. Cela dépasse largement le cadre strict du simple transport. On le perçoit bien, entre autres, chez les militants qui se regroupent au sein de Vélo Québec. À l’automne 1982, l’organisation institue d’ailleurs une obligation de parité hommesfemmes dans son conseil d’administration. Le vélo devient ainsi un véhicule pour une nouvelle éthique de la vie en société. On ne fait pas que se déplacer: on change les structures de la communauté selon des principes d’égalité.