J’ai toujours eu du mal à trouver chaussure à mon pied. Il semblerait que l’industrie ne veuille pas combler mes besoins de 2,02 m (6’7½ po), y compris dans le domaine du vélo. Si je veux trouver la monture de mes rêves, reste donc à creuser du côté du sur-mesure. Ce service est vanté par boutiques et fabricants pour créer un vélo unique. Voyons ce qu’il en est.
Choisir un vélo est un exercice difficile non seulement du point de vue du matériel disponible sur le marché, mais aussi par rapport à la physionomie de chaque cycliste. Le sur-mesure proposé par la majorité des boutiques de vélos peut toutefois porter à confusion. Dans la majorité des cas, l’ajustement aux particularités physiques du cycliste se traduit par un positionnement personnalisé, encore appelé fitting en bon français. Lors de l’achat du vélo, les vélocistes prennent les mesures pertinentes (longueur de l’entrejambe, du fémur, du haut du corps, des bras et largeur des épaules) pour déterminer la taille du cadre et de ses composantes. Les tailles de cadres standards s’échelonnent de 46 à 61 cm (pour la plupart des manufacturiers, cela signifie la longueur du tube de selle ou une valeur dérivée de cette mesure). L’offre en matière de tailles est très variable d’un fabricant à l’autre: Cannondale vend ses cadres en tailles 48 à 63 cm avec saut de 2 cm entre chaque taille; chez Giant, le saut entre les tailles est de 3,5 cm et les cadres mesurent de 43 cm (XS) à 58,5 cm (XL).
Le service du vélo sur mesure en boutique se traduit donc par un ajustement des composantes aux particularités physiques du cycliste sur un cadre standard. Il serait plus judicieux de parler de positionnement. Reculer ou avancer la selle et le guidon, déterminer la largeur appropriée de ce dernier, rallonger ou écourter la manivelle de pédalier, la tige de selle ou la potence recèlent des possibilités considérables de satisfaire aux particularités du cycliste mesurant entre 1,5 m et 1,9 m (respectivement 5 pi et 6 pi 4 po). Avec ma taille de 2,02 m, mais surtout avec une longueur d’entrejambe de 101 cm et une longueur de fémur d’environ 46 cm, je dépasse les standards industriels. Il est impossible de me positionner sur les plus grands modèles vendus en boutique. L’enjeu principal reste la taille du cadre. Lorsque celle-ci est inadaptée, les allongements exagérés de la tige de selle ou de la potence se traduisent par une perte de rigidité et de stabilité. Le vélo devient difficile à manœuvrer et le cycliste s’expose davantage aux risques d’accident. En dehors de ces considérations de performance et de sécurité, le confort, à cause de la déformation géométrique du positionnement sur le vélo, en prend un sérieux coup. Dans le cas d’un usage cyclosportif, le mauvais positionnement a des répercussions considérables sur la condition physique du cycliste, tout particulièrement au niveau du dos, des genoux et des pieds. Ces conséquences sont accentuées par la durée et l’intensité de l’usage. Pour les personnes de très petite taille, le problème est encore plus complexe, et les tailles standards de certaines composantes, comme le diamètre des roues ou la longueur des manivelles des pédaliers, réduisent considérablement la marge de manœuvre.
Si vous êtes très petit ou très grand, avec un torse ou des jambes plutôt longs, vous avez besoin d’une conception et d’une fabrication de cadre sur mesure. Une commande personnalisée ou un tour chez un fabricant de cadres s’impose. Je vais devoir me plier à l’exercice.
Le vélo sur mesure made in Québec
Au Québec, considérons-nous chanceux que plusieurs fabricants de cadres créent des vélos personnalisés. Du constructeur indépendant aux petites et moyennes entreprises, on trouve un savoir-faire pour tous les goûts. En voici quelques exemples.
Cycles Golem
Cycles Golem, qui appartient à Guillaume Désy, conçoit et fabrique des vélos personnalisés pour tous les usages de même que des fourches spécifiques et un montage de roues sur commande, le tout à partir de son atelier de l’arrondissement Beauport, à Québec. Le client jettera son dévolu sur un vélo complet ou sur un cadre seulement. Pour le moment, Cycles Golem ne fabrique que des cadres en acier. Il ajoutera toutefois le titane à son menu dans un avenir proche.
Délai de fabrication : de six à quinze semaines
Prix des cadres : entre 1500 $ et 2600 $, suivant la qualité de l’acier
Guru
Situé à Laval, Guru a acquis une bonne réputation grâce à ses vélos de triathlon. Aujourd’hui, l’entreprise propose aussi des vélos de route, de cyclotourisme et de cyclocross, ainsi qu’un modèle de vélo de montagne. Elle produit des vélos personnalisés sur commande, et depuis peu, elle fournit aussi une gamme de cadres dans des tailles standards, avec fourches en carbone. Le sur-mesure reste toutefois sa spécialité, et Guru emploie tous les matériaux disponibles sur le marché sauf l’aluminium. Le service comprend une simulation sur un vélo-guide adaptable pour trouver le positionnement idéal et créer le cadre en fonction de ces données ; ce vélo-guide a d’ailleurs été acheté par Dorel, propriétaire de Cannondale.
Délai de fabrication : de quatre à six semaines
Prix d’un cadre avec jeu de direction et fourche en carbone : à partir de 2200 $ (acier), 3000 $ (tubes et raccords en carbone) et 3200 $ (titane)
Marinoni
Le vétéran des fabricants québécois offre des vélos de route, de cyclotourisme, de cyclocross, de triathlon, de piste et même un fixie urbain depuis son usine de Terrebonne. Les matériaux utilisés pour le sur-mesure (vélo complet ou cadre avec ou sans fourche) sont le titane, le carbone (tubes de carbone avec raccords) et l’acier ; c’est d’ailleurs ce dernier qui est le plus demandé. Le service personnalisé se fait à l’aide d’un vélo adaptable et d’un choix considérable de composantes.
Délai de fabrication : de six à huit semaines en haute saison
Prix du cadre avec jeu de direction et fourche en carbone : entre 1250 $ (acier), 1925 $ (carbone avec raccords en acier) et 2850 $ (titane)
Les bons choix à faire
Quoique le sur-mesure puisse être considéré comme un luxe selon les standards de ce monde, il est dans mon cas une nécessité. Une analyse détaillée de mes préférences cyclistes et de l’utilisation que j’en ferai s’impose. Mes réflexes d’achat doivent être les mêmes que pour un vélo standard: quel est usage que je compte faire de ma monture ? Mon nouveau vélo servira d’abord à un usage récréatif auquel s’ajouteront des virées d’entraînement pour maintenir une forme physique adéquate; je vise un kilométrage annuel de 2000 à 3000 km. Un autre critère important est la solidité et la facilité de transport lors de voyages ou de cyclotourisme léger.
En passant par une fabrication personnalisée, la possibilité de revente du vélo est très limitée. Mon cadre devra donc être une valeur sûre autant en matière de durabilité que de longévité. Mon utilisation pour la randonnée et occasionnellement pour l’entraînement exige un juste milieu entre confort, rigidité et poids.
En ce qui concerne le budget, il est important de faire la distinction entre le prix d’un cadre sur mesure seul et le prix final d’un vélo monté au complet avec roues, groupes et autres composantes. Il faut prévoir un budget qui respecte vos possibilités afin de composer la monture la mieux adaptée.
Ces besoins définis, il est temps de rencontrer celui qui fabriquera la monture de mes rêves. L’avis d’un professionnel s’avère intéressant. Celui-ci s’arrimera à mes attentes alors que je m’ajusterai aux réalités du marché et de la fabrication.
Le choix du fabricant
Le choix du fabricant avec lequel aller de l’avant est très personnel. Pour ma part, sa localisation, sa notoriété et sa réputation, les matériaux utilisés, le prix comparatif et le contact personnel ont joué dans la balance. J’ai opté pour Marinoni, car sa réputation n’est plus à faire et les premiers contacts ont été aussi chaleureux que les conseils pertinents. En outre, il y a là une solide expertise du sur-mesure XXL, et l’atelier est à 30 minutes de mon lieu de résidence. Ajoutons que l’authenticité et la réputation de l’artisanat italien concernant la fabrication de cadres m’ont charmé. Vous dites vieille école, je dis notoriété.
Une fois chez le fabricant
Après une analyse de mes besoins, on m’a présenté mes options et les combinaisons possibles de matériaux et de composantes, afin de me donner une idée de prix. Ensuite, on a effectué une prise de mesure précise. Durant cet exercice, j’ai vite compris que les cas hors-norme, sans être fréquents, ne sont pas exceptionnels. L’expérience du fabricant est un grand avantage pour résoudre les défis de construction que cela impose.
Les matériaux
Le premier grand choix à faire est celui du type de matériau : titane, carbone, aluminium ou acier.
Le titane est un matériau d’excellente qualité, car très durable et léger, mais très onéreux.
Le carbone est un matériau en vogue depuis plusieurs années pour les vélos de pros, de sportifs et de cyclotouristes. Un tout carbone XXL exigerait la fabrication d’un moule spécifique : une entreprise hors de prix, à plus forte raison en version monocoque. La seule possibilité est l’assemblage de tubes en carbone avec des raccords.
L’aluminium n’est offert par aucun fabricant de sur-mesure au Québec. Souvent moins confortable que les matériaux cités auparavant, ce métal se travaille difficilement en petite série.
Il importe de considérer l’acier, pour sa durabilité, sa solidité et sa résistance à la fatigue presque illimitée. Certes, il a la réputation d’être lourd, de s’oxyder et d’être réservé aux nostalgiques. Pourtant, les tubes en acier sont maintenant inoxydables et légers, en plus de représenter un bon compromis entre rigidité et confort.
En rencontrant les fabricants de cadres, mon choix s’est réduit à la robustesse du titane ou de l’acier, car un cadre XXL présente une structure/géométrie plus éclatée et sera donc davantage exposé aux impacts et à la fatigue du matériel. Un cadre en titane doublant la facture, je me suis finalement décidé pour l’acier.
Afin de profiter pleinement des avantages de l’acier, le triangle principal de mon cadre (tube horizontal, tube de selle et tube oblique) sera composé d’un acier de nouvelle génération, le Spirit, de Columbus ; ces tubes sont très légers tout en étant rigides. Pour le triangle arrière, nous avons choisi Zona, toujours de Columbus ; acier renforcé et donc plus solide, il supporte un poids supérieur sur un porte-bagages. La forme et le diamètre de tous les tubes sont standards, à l’exception du tube horizontal et du tube oblique (down tube), pour lesquels le choix s’est porté sur les Megatubes de Columbus, tubes qui ne sont pas ronds mais ovales, augmentant la rigidité et contrebalançant l’aspect visuel éclaté du cadre. Le tube horizontal possède un diamètre de 31,7 mm, l’oblique de 38 mm.
La géométrie
C’est au stade de la conception d’un vélo XXL que la pertinence du sur-mesure se vérifie. Le positionnement, la maniabilité, la rigidité, le confort sont fortement influencés par une foule de détails. Le compromis idéal en regard aux dimensions du cadre définit les possibilités des ingénieurs et fabricants.
Mon cadre est à la base calqué sur une géométrie sportive classique, la plus proche des vélos de course des années 1970 et 1980. Mon positionnement devient ainsi un mélange de performance et de confort. La latitude n’étant pas grande dans mon cas, il a fallu travailler tout particulièrement sur la longueur des jambes et du fémur. Une personne de ma taille a normalement un entrejambe entre 95 et 98 cm. Avec 101 cm, je sors du standard d’un hors-standard…
Les tailles de vélo se définissent généralement par rapport à la longueur du tube de selle. On mesure la distance à partir du centre du jeu de pédalier jusqu’à l’entrée de la tige de selle. Pour être approprié à ma longueur d’entrejambe, m’assurer un positionnement confortable et permettre une transmission idéale de ma puissance musculaire sur les manivelles du pédalier lors de l’extension de mes jambes, ce tube doit dépasser la longueur maximale (61 cm) des cadres standards.
En allongeant ce tube à environ 64 cm, mon corps et mon centre de gravité s’éloignent du vélo ; dans le jargon cycliste, je ne suis alors plus positionné « dans le vélo », mais « au-dessus ». Cela crée d’évidents problèmes de maniabilité et nuit à l’aérodynamisme.
Il faut donc agir sur la taille du tube de direction et l’angle de selle. Avec un angle de 73°, ce dernier est légèrement plus fermé que celui de la majorité des cadres fabriqués aujourd’hui, mais sans nuire au dégagement entre le tube de selle et le pneu arrière.
Ces mesures ont deux effets bénéfiques : elles compensent la longueur de selle en me ramenant «dans le vélo» et je gagne quelques centimètres pour mes jambes et mon fémur par un positionnement légèrement vers l’arrière. Grâce à ce recul, mon genou en flexion forme un angle acceptable sans compromettre la longueur du tube horizontal. Ce tube n’est pas exactement horizontal, mais incliné de 4,5° vers le bas en partant du tube de direction. Cette mesure, appelée sloping dans le jargon, rend la géométrie du cadre plus compacte et plus rigide.
Les composantes
Avec ce cadre personnalisé, le choix des composants demeure à peu près standard. La sélection d’une fourche en carbone avec une tête en alu de 350 mm non coupé est déterminée par la taille du tube de direction.
En ce qui concerne le pédalier, la longueur standard des manivelles est de 175 mm. Toujours dans le but de me donner plus de jeu, Marinoni a opté pour un pédalier aux manivelles légèrement plus longues, à 177,5 mm: un Campagnolo Record. En conséquence, la hauteur du pédalier par rapport au sol est de 276 mm, afin de maintenir la capacité à pédaler dans les virages. Cette mesure élève légèrement mon centre de gravité mais s’avérera bénéfique pour mes genoux et mon confort de pédalage.
Nous avons choisi un guidon de 44 cm de largeur. Plus large que la moyenne, celui-ci prend en compte la largeur de mes épaules et contribue à un positionnement ergonomique et confortable.
Mon poids d’environ 94 kg (207 livres) a été déterminant pour choisir des roues : des Zonda, de Campagnolo, durables et solides.
Une démarche appropriée
Dans mon cas, un passage chez le fabricant s’avérait indispensable. Un tel cadre me permet de pratiquer une activité cycliste sans trop de contraintes. Il a fallu faire les bons choix par rapport à mes besoins en sachant que la fabrication sur mesure coûte environ 25% de plus qu’une monture dans les normes de l’industrie. Il est important de soulever que plus on est grand, plus le sur-mesure est complexe. Les matériaux de base des tubes, fourches, etc., ainsi que les composantes comportent des limites qui sont difficiles à contourner. Toutefois, si vous avez un budget considérable, tout est possible.
Reste à débattre si une telle démarche est véritablement nécessaire pour les personnes de taille standard. Certains fabricants en sont convaincus et la favorisent, mais ils se contredisent en même temps avec un service de positionnement dit parfait sur leurs vélos de tailles standards. La vérité à ce sujet se trouve vraisemblablement quelque part entre la science et le marketing.