MARS 2014. Le Québec connaît un hiver long et froid qui pousse l’audace jusqu’à venir s’inviter dans le printemps. Nous ne pouvions choisir meilleur moment pour nous envoler vers la Guadeloupe. En moins de six heures d’un vol direct, le mercure fait un bond de 50 °C. Choc thermique assuré.
La vingtaine de cyclistes québécois auxquels je me suis joint s’affairent à monter leurs bécanes, impatients de donner les premiers coups de pédale de la saison. Tous sont ravis de troquer les bottines de ski de fond pour la légère chaussure de vélo. Les rires fusent. L’ambiance – tout comme les conditions météorologiques – est au beau fixe.
Nous établissons notre camp de base au Gosier, près de Pointe-à-Pitre. D’ici, nous explorerons les deux îles principales, Grande-Terre et Basse-Terre, entre lesquelles nous ferons une courte visite sur Marie-Galante.
AN NOU AY ! (« Allons-y », en créole guadeloupéen)
Nous avons devant nous six journées de vélo et sommes bien décidés à en profiter au maximum. C’est pour cette raison que je suis en selle dès potron-minet le lendemain de mon arrivée. Les premiers kilomètres, et déjà une évidence : nous sommes en territoire ami. Les Guadeloupéens adorent le cyclisme – on y tient d’ailleurs depuis 1979 une compétition internationale (voir encadré). Les pelotons à l’entraînement sont nombreux et ont même le droit de rouler sur les autoroutes. Autre constat : les automobilistes sont aussi en grand nombre sur les routes et roulent parfois vite. En revanche, ils sont d’une courtoisie exemplaire à l’égard des cyclistes et n’effectuent aucune manœuvre dangereuse à notre approche. Ici, on vénère le vélo autant que le ballon rond.
BÉBÉ, FAIS ATTENTION SU’ LA ’OUTE !
Pas étonnés donc, les Guadeloupéens, de voir surgir sur leurs routes des cyclistes à la peau légèrement plus pâle que la leur, après tout on a déjà vu Thomas (Ti-Blanc) Voeckler rouler ici lors de stages cyclistes. Là où on arrive à les surprendre, c’est lorsque quelques membres d’un peloton sont de sexe féminin. La Guadeloupéenne ne roule pas. Du moins, à vélo. De nature spontanée, les insulaires ne se gênent pas pour émettre des commentaires ou prodiguer des conseils. Nos Québécoises en ont entendu de savoureuses : « Bébé, fais attention su’ la ’oute ! Mais pourquoi t’es seule ? » Pour ma part, alors que j’ai pris une petite avance, larguant provisoirement la cycliste qui m’accompagne, un automobiliste ralentit et me lance, souriant à belles dents : « Faut pas larguer sa femme comme ça, pas galant ! » Message bien reçu : je mets la pédale douce et m’assure que ma camarade s’accroche bien à ma roue.
Nous roulons en ne quittant presque jamais la côte de vue, la qualité du bitume étant remarquable. L’air salin que nous humons et la chaude brise qui balaie nos visages font contraste avec le nordet qui nous frigorifiait il y a à peine 24 heures. Nous faisons escale à Saint-François, réputée pour ses splendides plages qu’une barrière de corail protège des courants de l’océan Atlantique.
Le garçon de café qui m’apporte un grand verre de mabi, boisson composée de liane, de gingembre, de muscade et d’anis mélangés à des fruits et du sucre de canne, prend l’initiative de m’informer sur l’histoire de la bourgade qui l’a vu naître.
— Saviez-vous, monsieur, que Saint-François fut l’hôte du célèbre sommet du Hamak de 1974 où Valéry Giscard d’Estaing (France), Jimmy Carter (États-Unis), Helmut Schmidt (RFA) et James Callaghan (Royaume-Uni) se sont réunis et ont décidé d’abandonner le shah d’Iran, favorisant du même coup les ayatollahs au pouvoir ?
— Heu… non. Mais pourquoi Hamak ? Les dignitaires auraient-ils conclu l’entente vautrés dans des hamacs, verre de ti-punch à la main ?
– Ben non, monsieur ! Tout simplement parce que la rencontre a eu lieu à l’hôtel Le Hamak !
Je quitte Saint-François un peu moins ignare, ayant pris soin de laisser un généreux pourboire à mon professeur d’histoire.
LE BOUT DE L’ÎLE
Nous poursuivons notre route vers la pointe des Châteaux, située à peine à 11 km de Saint-François. Large bande littorale battue par les vents située à l’extrémité est de Grande-Terre, elle sera l’un des moments forts de notre périple. D’une grande beauté, le paysage de falaises rongées par les vagues s’offre à nous ; pas étonnant que cette pointe soit l’un des sites les plus visités des îles de la Guadeloupe. Les plages de sable blanc nous font des clins d’œil, mais nous gardons le cap, enivrés. Au loin, nous apercevons La Désirade, autre île de la Guadeloupe. Parvenus au bout de la route, nous admirons les aiguillons qui surgissent de l’océan, reliques d’un escarpement érodé. Ceux qui contrairement à moi ont prévu d’apporter des chaussures de marche pourront emprunter un sentier pédestre qui mène à l’extrémité de la pointe, où se trouve une croix de 10 mètres de hauteur. On dit que la vue y est superbe.
Les quelque 12 kilomètres qui séparent Saint-François de la pointe des Châteaux nous laissent un répit côté dénivelé. Pas que les kilomètres précédents aient été cadencés de montées insurmontables, mais Grande-Terre n’est pas plate pour autant. Une série de bosses a ponctué notre première journée en selle.
Nous regagnons Le Gosier non sans effectuer un arrêt au Moule pour contempler l’église catholique Saint-Jean-Baptiste, sur la place centrale du village. La façade de grès et de calcaire de l’édifice et son fronton triangulaire surmonté de quatre colonnes sont splendides. Au café de la place, nous commandons un sandwich, question de savoir si la Guadeloupe, département d’outre-mer (DOM) de la France, fait honneur à cette dernière dans l’art de la fabrication de la baguette. Elle passe le test haut la main.
Nous terminons l’exploration de Grande-Terre en compagnie des alizés, ces vents des régions intertropicales qui soufflent d’est en ouest. Rien pour nous décourager, d’autant plus que le paysage de plantations de canne à sucre qui nous accompagne est magnifique. Une succession de petites routes nous mène de Port-Louis à Petit-Canal en passant par Morne-à-l’Eau. Cette commune est bordée par la mangrove (écosystème de marais maritime) du Grand Cul-de-sac marin, baie enclose au large par des récifs coralliens et ancrée dans un paysage de forêts marécageuses et de marais couvrant plus de 5000 hectares. Mais ce qui étonne à Morne-à-l’Eau, c’est son cimetière. Cimetière ? En fait, si on est peu attentif, on le confond avec un quartier du bourg. C’est dans cet endroit atypique, avec ses motifs en damier et ses caveaux surélevés disposés en terrasses, dont certains ressemblent à s’y méprendre à des petites maisons, que reposent en paix les défunts de toutes les couches sociales.
MARIE-GALANTE
Avant de nous attaquer à Basse-Terre, nous effectuons une incursion d’une journée sur Marie-Galante. Une traversée de moins d’une heure nous mène à l’île aux cent moulins, baptisée par Christophe Colomb en 1493 du nom de son navire amiral. Cinq cent vingt et une années plus tard, nous aussi faisons toute une découverte ! Une île d’une grande beauté, des routes paisibles qui longent la mer ou s’enfoncent dans les terres, c’est la Guadeloupe agricole. Avec ses 158 km2, on en a vite fait le tour. Raison de plus pour prendre son temps et se laisser charmer par la splendeur et la quiétude des lieux. Cette journée est incontestablement la plus paisible en matière de circulation automobile. Nous roulons peinards, sourire aux lèvres.
C’est ici qu’on produit le meilleur rhum de la Guadeloupe. Nous nous arrêtons à la Distillerie du Père Labat. Notre arrivée coïncide avec celle d’un chargement de canne à sucre. Le camion déverse sa précieuse marchandise devant nos yeux ébahis. On nous tend un morceau. Dubitatifs, nous observons le bâtonnet sous tous ses angles, ne sachant trop quoi en faire. Le livreur, affable, sachant qu’il s’adresse à des touristes, nous explique la façon de procéder pour en extraire le nectar.
— Tu pèles un peu l’écorce de ton morceau de tige, puis tu le mâchouilles pour en extraire le jus et tu t’assures de cracher les fibres qui restent en bouche.
Délicieux. Nous nous dirigeons ensuite vers le kiosque de dégustation afin de nous délecter de la canne à sucre d’une façon un peu plus conventionnelle et grisante : le rhum. Chaleureusement accueillis par une hôtesse marie-galantaise, nous nous faisons expliquer qu’on produit ici uniquement du rhum agricole. Celui-ci est obtenu par la fermentation et la distillation du jus de la canne à sucre brut, le vesou. Le rhum industriel, quant à lui, provient de la fermentation d’un jus composé de mélasse allongée d’eau et parfois d’un peu de jus de canne. Je trempe les lèvres dans divers rhums tirant de 50 à 59 degrés… Blanc ou ambré, c’est délicieux. Les mots qui me viennent à l’esprit (ou me montent à la tête ?) : souple, suave, persistant. Je fais quelques achats, entre autres un vinaigre de jus de canne dont on me vante les mérites pour déglacer les viandes, et nous reprenons la route.
Je m’enfonce dans le dédale des rues de Grand-Bourg à la recherche d’un caca de bœuf… J’en trouve facilement à la première pâtisserie que je croise – il faut dire que c’est une spécialité marie-galantaise. Ce pain d’épices fabriqué à base de noix de coco et de sirop de batterie (concentré de jus de canne cuit obtenu par évaporation) se présente – vous l’aurez deviné – sous la forme d’un caca de bœuf. Ici s’arrêtent les similitudes. C’est moelleux, sucré et délicieux. Parfait après une journée en selle (sans mauvais jeu de mots). Nous reprenons à regret le traversier qui nous ramène à Pointe-à-Pitre. Pour tout vous dire, nous sommes tous tombés follement amoureux de Marie (Galante !).
BASSE-TERRE, LA VOLCANIQUE
Le temps file, et il nous reste du territoire à explorer. Les deux îles principales (Grande-Terre et Basse-Terre), aussi nommées île Papillon, ne sont séparées que par quelques mètres. Nous enjambons le très court pont qui surplombe la rivière Salée et nous nous retrouvons sur l’île de Basse-Terre – plus grande que sa voisine, volcanique et montagneuse. Elle abrite en son centre le parc national de la Guadeloupe, où se trouve la Soufrière, volcan qui culmine à 1467 m. Aussi appelé « la vieille dame», ce dernier est le plus haut sommet des Petites Antilles. On ne s’y rend pas à vélo. Nous nous frotterons tout de même à quelques cols des environs.
LES MAMELLES
Nous nous attaquons au col des Mamelles (686 m), seule voie routière qui se faufile entre les deux sommets du parc national : le piton du Pigeon (768 m) et le piton de Petit-Bourg (716 m). Costaud, oui, mais combien exaltant ! La dense forêt tropicale que nous traversons est un pur enchantement. On y croise des géants de plus de 30 m, dont le gommier et le châtaignier, des enchevêtrements de lianes. Grâce au climat, la croissance des arbres est remarquable, et l’acajou blanc peut facilement atteindre 10 m en 10 ans. La forêt guadeloupéenne est de type sempervirente, c’est-à-dire qu’elle garde ses feuilles 12 mois par année. Si on pouvait s’enfoncer en profondeur, on y verrait une variété d’orchidées. Nous poursuivons notre ascension et nous délectons de tous ses parfums, ses couleurs, ses sons.
Outre cette ascension, des images resteront longtemps gravées dans ma mémoire. Comme lorsque j’ai dû freiner subitement pour livrer passage à un iguane qui s’aventurait imprudemment sur la route. Je me rappelle aussi ces bœufs qui mâchouillaient des tiges de canne à sucre sans qu’on leur ait enseigné comment procéder, ou encore les adorables petites maisons avec garde-manger vivant, chacune d’elles hébergeant sur son terrain quelques chèvres, un coq, des poules.
Et ce qui m’habitera encore plus longtemps, c’est la grande amabilité du peuple de Guadeloupe. Toujours souriant, affable. J’entends encore les grands rires sonores et les répliques spontanées. Parlez-en à Marco, qui m’a accompagné lors de l’une des plus rudes journées. Alors que nous regagnons Le Gosier, nous n’avons d’autre choix que de traverser la populeuse Pointe-à-Pitre. Pied à terre, nous attendons, sagement immobilisés à l’un des nombreux feux de circulation. Une jolie Guadeloupéenne bien en chair nous fixe du regard. Elle s’arrête, fait demi-tour et vient à notre rencontre. Elle s’approche de Marco, pose son doigt sur l’avant-bras de mon acolyte – très pâle au demeurant – et lui envoie, tout sourire : « Pou’quoi t’es pas b’onzé, monsieur, tu es tout blanc ! »
Adyé Gwadloup !
Le Tour cycliste international de Guadeloupe
Ce Tour est à la Guadeloupe ce que le Tour de France est à l’Hexagone. Compétition cycliste internationale qui se déroule chaque année au mois d’août, elle est l’événement le plus attendu de l’année en Guadeloupe. International depuis 1979, le Tour a été une épreuve de l’UCI America Tour de 2005 à 2012, puis de l’UCI Europe Tour en 2013, avant de retourner en UCI America Tour en 2014. Il est ouvert aux équipes continentales professionnelles françaises, aux équipes continentales, à des équipes nationales et à des équipes régionales ou de clubs. Les UCI Pro Teams (première division) ne peuvent y participer.
Recette de ti-punch (ou ti-ponch)
Les recettes diffèrent, mais voici celle que je préfère – mille excuses aux puristes. Dans un verre, versez un peu de sirop de batterie (canne à sucre), pressez quelques gouttes de jus de citron vert et allongez de rhum agricole. En Guadeloupe, le buveur regarde longuement son verre avant de le porter à ses lèvres, il fait tourner le liquide et l’enfile ensuite d’un coup sec. Pour ma part, je prolonge le plaisir en le dégustant longuement.
Créole guadeloupéen
Si le créole guadeloupéen a emprunté aux langues africaines et amérindiennes de même qu’aux langues coloniales (anglais et espagnol, notamment), la majorité de son lexique provient du français du XVIIIe siècle et d’aujourd’hui. Cette créolisation perdure de nos jours : quand les mots créoles pour exprimer des idées sont inconnus, on emprunte directement le mot au français en le transformant selon des règles simples. Par exemple, la lettre r se prononce w quand elle se trouve après une consonne ; ainsi « gros » sera gwo, « pressé », pwéssé. Elle est élidée quand elle se trouve devant une consonne ou en fin de mot ; ainsi « sourd » sera soud.
Source : Wikipedia
L’auteur a participé à un forfait de Vélo Québec Voyages grâce au Comité du Tourisme des Îles de Guadeloupe.