Au cœur du désert naissant de même que dans les villages et la vieille ville d’Udaipur, dans le Rajasthan, on roule rarement à vélo pour le plaisir. On pédale pour rejoindre son travail, nourrir sa famille, aller à l’école et survivre dans une Inde où la pauvreté est bien présente.
Dans l’État du Rajasthan comme dans le reste de l’Inde, les vélos ont, au fil de la dernière décennie, été graduellement remplacés par les motocyclettes. C’est la faute des banques, qui proposent désormais aux clients indiens une formule de prêt plus accessible: un système de paiements s’étalant sur plusieurs années doublé d’un mince dépôt initial incitant les habitants – déjà pauvres – à s’endetter davantage.
Dans les rues étroites d’Udaipur ainsi que dans celles des villages de campagne baignés de poussière, les cyclistes qui résistent à la tentation ou à la pression sociale se doivent d’être prudents. Parce que la circulation est folle et chaotique: les camions, les voitures, les motocyclettes, les piétons et divers animaux ne leur laissent aucun moment ni centimètre de répit. Et il est devenu compliqué de résoudre un problème mécanique sur son vélo, les mécaniciens capables de faire des miracles ayant déserté les rues à leur tour.
« En Inde, le vélo représente la pauvreté», explique notre guide, Dipa, alors que nous parcourons le désert dans le but d’aller à la rencontre des Bishnoïs, une communauté hindouiste. « Ici, celui qui se rend au travail à vélo projette l’image d’un homme qui n’a pas suffisamment d’argent pour se payer une voiture ni même une moto. »
Dans cette Inde sur le point de remporter le titre de pays le plus peuplé au monde – ce devrait être le cas en 2022, selon le récent rapport des Nations Unies –, le vélo est un moyen de transport quotidien. Rarement roulet-on pour le simple bonheur de la chose ou encore par souci de santé et de bonne forme physique. « Chez nous, il n’y a que les gens fortunés et les enfants pour qui le vélo est un loisir», précise notre guide indien.
Les hommes se déplaçant sur de vieux vélos à l’arrière desquels sont souvent fixées des boîtes à lunch métalliques le font ainsi au péril de leur réputation. En dépit de la façon dont ils seront perçus par la société, se rendre au travail et assurer la survie de la famille prend le pas sur leur amour-propre.
Dure vie pour les femmes cyclistes
Au Rajasthan, nulle femme ne saurait être vue au guidon d’une bicyclette. Notre guide rejette d’abord la faute sur ce long sari qu’elles portent au quotidien, ce «qui pourrait dévoiler les genoux, voire les jambes, en outre d’être inconfortable et inélégant». Nous savons tous deux que la véritable raison est plus profonde, et aussi traditionnelle que ce délicat bout de tissu…
« Les femmes sont bien trop occupées à travailler à la maison, de toute façon», renchérit Sudarshan, ce guide qui nous accompagnera sur deux roues à travers les dédales de la ville d’Udaipur. « Par contre, les jeunes filles se baladent à bicyclette, prend-il soin de nuancer. Et les gens aisés se tiennent en forme en faisant du vélo dans les montagnes, ou encore le tour du lac Pichola en matinée ou en soirée. »
Dans le petit village où nous entamons un trek dans la chaîne de montagnes des Aravalli, un lot de 200 vélos à partager entre élèves des localités voisines a encore une fois cette année été offert par le gouvernement. Mise sur pied en 2016, l’initiative vise à inciter jeunes garçons et jeunes filles vivant dans les villages éloignés d’Udaipur à se rendre chaque jour à l’école.
À Jodhpur, une ville à proximité, voilà maintenant sept ou huit ans qu’on aperçoit des adolescentes rouler sur des bicyclettes orange ou rose fuchsia: d’autres présents du gouvernement indien, remis uniquement aux jeunes filles cette fois, dans le but de faciliter leur accès à l’école se situant souvent à plus de 5 km de la maison.
« Le vélo sert à favoriser l’éducation des jeunes filles, poursuit Sudarshan. On encourage l’éducation des filles spécifiquement, parce que les garçons vont déjà tous à l’école. Les garçons peuvent conduire les vélos de leur père, ce qui n’est pas le cas des filles. Plusieurs familles refusent d’envoyer leurs filles à l’école, car celleci se trouve trop loin de leur domicile. Dans le même ordre d’idées, un programme de repas gratuits a été créé afin d’inciter les jeunes filles de familles pauvres à fréquenter les établissements scolaires. »
Défier le chaos d’Udaipur à vélo
Je me rappelle clairement ce moment où, sur deux roues au cœur du chaos indien, j’ai réalisé que le tout fonctionnait, ma foi, drôlement bien cet instant où, assise sur mon vélo de montagne telle la femme libérée que je suis (!), j’ai trouvé la cadence et le rythme parfaits pour me fondre dans le désordre ambiant.
Entre les vaches sacrées à éviter, les motos allant et venant dans tous les sens, les piétons indisciplinés, les quelques voitures censées rouler à gauche à la manière britannique et l’absence totale de code de la route, mon vélo et moi avons étrangement su trouver notre chemin dans les ruelles étroites d’Udaipur – des ruelles pavées, souvent accidentées, faisant défiler une suite de tableaux aux mille couleurs comme des images à jamais gravées dans ma mémoire, et constituant mes plus beaux souvenirs du Rajasthan.
C’est Abhishek, 25 ans, qui a guidé cette balade de deux heures menant de la rive du lac Pichola, au sud de la ville, jusqu’au vaste campus du collège pour jeunes filles RMV de la Gulab Bagh Road, une sortie urbaine pour le moins mouvementée, d’une vingtaine de kilomètres et imaginée par Rajasthan Cycling Tours, compagnie locale organisant des promenades à vélo à la découverte de la vieille ville et de la campagne d’Udaipur.
Depuis les abords du lac Pichola, j’ai défié à la fois la circulation
imprévisible et une foultitude de conventions sociales indiennes en dévalant à vélo de montagne les routes – larges, partagées avec les voitures et les motocyclettes –, puis les ruelles – étroites, truffées de piétons, de motos et d’animaux – conduisant au ghat Ambrai, ces marches qui recouvrent les berges d’un cours d’eau et permettent d’y descendre.
Nous nous y sommes arrêtés un instant, histoire de profiter de l’un des plus beaux points de vue sur le miroitant lac Pichola, le ghat Gangaur dressé sur la rive opposée, l’ensemble de palais composant l’illustre City Palace, ainsi que Jag Mandir, palais planté sur son île déserte au centre du lac.
Les rues se sont resserrées alors que nous nous dirigions vers le temple Jagdish, le plus grand d’Udaipur, et dédié au dieu Vishnou, protecteur de l’univers. La rue Smith, le quartier de la tour de l’horloge (et son bazar de bijoux indiens datant du milieu des années 1800) et la rue Colbert (paradis des chaussures de cuir colorées fabriquées à la main et baptisé Bada Bazaar), nous les avons dévalés bien plus rapidement que je n’aurais pu imaginer pouvoir rouler dans une vieille ville indienne typiquement encombrée.
Puis c’est là, au marché aux légumes de Delhi Gate, que j’ai eu mon plus grand coup de foudre de ce périple au Rajasthan. Un groupe de femmes indiennes parées de saris multicolores, assises derrière et parmi des dizaines de paniers de fruits et de légumes débordant de rouge, de vert et d’orangé – des modèles si parfaitement ordonnés qu’on les aurait crus placés par un artiste sur le point de s’installer pour peindre. Et des effluves d’herbes fraîches, des montagnes de basilic, de thym et de romarin au vert éclatant. Et enfin des oranges qu’on se procure pour quelques pièces et qu’on glisse dans son sac afin de les savourer en soirée, au coucher du soleil, au bord de l’eau.
Je me souviens être remontée sur mon vélo, impressionnée par tout de cette ville: ses ruelles, ses bâtiments, sa chaleur, ses paysages et ses habitants. Je me rappelle m’être dit que tout ce mouvement coloré était magnifique, que cet ensemble formait un tout, une entité prenant quotidiennement part à la plus belle des danses, à une chorégraphie dont chaque participant possède un talent inné, celui de savoir se mouvoir avec élégance à travers le chaos.
Les clés d’Udaipur
Udaipur : 474 600 d’habitants
Langues officielles : hindi, rajasthani et anglais
Outre l’exploration de la vieille ville d’Udaipur à vélo, la compagnie Rajasthan Cycling Tours propose plusieurs autres circuits, dont la découverte de la campagne d’Udaipur et des sorties de vélo-camping de un à sept jours dans les montagnes du Rajasthan. Une voiture de dépannage est présente le long des trajets en cas de pépins. Excursions restreintes en période estivale (de mai à juillet) en raison de la chaleur intense.